mercredi 18 juillet 2012

Suite corse - I

photo EW


Une mini-série de portraits rapportés de Corse. 1er épisode.


***

Eléonore, Lucie et Flavio ont accordé assez d’heures au soleil et il faut penser à la soirée. Ils se lèvent quand Farook s’approche, épuisé par une énième journée à traquer le client, dix chapeaux sur la tête, une centaine de bracelets aux poignets, des paréos tie-and-dye  en travers du corps, un panneau de bois plus chargé que l’étal d’un brocanteur à bout de bras. Eléonore prend la parole la première.
— Eh ! salut Farook, comment tu vas depuis l’été dernier ?
— Je vais bien. Tu veux un chapeau ? C’est dix euros le chapeau.
— Dix ? Arrête, c’est hyper trop cher !
— Huit. C’est une affaire, huit. Il te faut un chapeau pour le soir, tu as pas un chapeau comme ça.
Farook n’y croit pas, sa voix est lasse et il discute parce qu’il y a trop peu de monde à lui parler, la plupart des gens se détournent de lui comme s’il portait le choléra où qu’il allait demander asile. Il n’y a que ces jeunes à l’assurance insolente,le genre à n'avoir pas eu d’autres soucis cette saison qu’une panne de leur opérateur de téléphonie, qu’un retard dans la livraison de leur cabriolet.
— Farook, tu ne feras pas d’affaire avec moi. On se connaît depuis trop longtemps
— Toi tu fais des affaires avec Farook. Je te fais le meilleur prix de la plage.
Flavio bombe le torse ; il voudrait coucher avec Eléonore, il a attendu tout le printemps et il ne pense qu’à ça depuis son arrivée à Porto-Vecchio, il y a cinq jours. Ça pourrait bien être ce soir mais la fille lui échappe sans cesse, et quand elle est suffisamment loin, elle revient vers lui avec un regard brillant de promesses qu’elle éteindra bientôt.
— C’est combien tes lunettes ? demande-t-il.
— Dix euros. Tout, c’est dix euros. Je fais que des bons prix. Les meilleurs de toute la plage.
— Mais y a que toi sur toute la baie, dit Eléonore !
— Attends, t’essaie pas un peu de nous arnaquer, là ? renchérit Flavio.
— Des lunettes comme celles de Farook, dit le Mauritanien, t’en trouveras pas ailleurs. Vas-y, essaie les lunettes. Tu veux les vertes ? Tu veux les blanches ?
Il lève son bras ligneux, tend la monture Polnareff avec effort ; dissimulé derrière ses propres montures il regarde un peu ailleurs, un peu plus loin.
— Farook, dit Lucie, ça fait combien de temps que tu bosses ici ? Combien d’années ?
— Ça fait longtemps, ça fait longtemps…
— T’es vraiment un mec trop cool, dit Eléonore. T’es le Black le plus cool que je connaisse.
— T’en connais beaucoup d’autres ? tacle Lucie.
— Et t’as un look génial, poursuit son amie comme si elle n’avait rien entendu. Tu déchires ! Pour ressembler à quelque chose c'est pas une paire de lunettes qu’il faudrait à Flavio, c’est toute ta boutique .
— J’adore les Blacks, dit Flavio un peu vexé. Il tente de faire l’imbécile avec la monture blanche sur le nez. Bon, ça vaut pas plus de deux euros, Farook. Tu paies ça, quoi, trente centimes ? C’est made in China…
— Cinq euros pour toi, cinq euros pour l’ami de mon amie.
— Ouais, chais pas. Je suis comment, Lucie ?
— Pas mal, pas mal du tout même.
— Arrête tes conneries, il a l’air trop naze. Bon, faut vraiment qu’on y aille, là.
— Ouais, putain c’est vrai, il est sept heures et demi.

Farook les regarde s’éloigner, il soupire. Son dos est douloureux, ses chevilles aussi. Il fait encore trop chaud. Moins qu’en Mauritanie, bien sûr, mais il ne se souvient plus trop là-bas. Il se souvient juste qu’on n’y porte pas autant de chapeaux. 




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