photo EW
Une mini-série de portraits rapportés de Corse. 1er épisode.
***
Eléonore, Lucie et Flavio ont
accordé assez d’heures au soleil et il faut penser à la soirée. Ils se lèvent
quand Farook s’approche, épuisé par une énième journée à traquer le client, dix
chapeaux sur la tête, une centaine de bracelets aux poignets, des paréos
tie-and-dye en travers du corps, un
panneau de bois plus chargé que l’étal d’un brocanteur à bout de bras. Eléonore
prend la parole la première.
— Eh ! salut Farook, comment
tu vas depuis l’été dernier ?
— Je vais bien. Tu veux un
chapeau ? C’est dix euros le chapeau.
— Dix ? Arrête, c’est
hyper trop cher !
— Huit. C’est une affaire,
huit. Il te faut un chapeau pour le soir, tu as pas un chapeau comme ça.
Farook n’y croit pas, sa voix est
lasse et il discute parce qu’il y a trop peu de monde à lui parler, la plupart
des gens se détournent de lui comme s’il portait le choléra où qu’il allait
demander asile. Il n’y a que ces jeunes à l’assurance insolente,le genre à n'avoir pas eu d’autres
soucis cette saison qu’une panne de leur opérateur de téléphonie, qu’un retard
dans la livraison de leur cabriolet.
— Farook, tu ne feras pas
d’affaire avec moi. On se connaît depuis trop longtemps
— Toi tu fais des affaires
avec Farook. Je te fais le meilleur prix de la plage.
Flavio bombe le torse ; il voudrait
coucher avec Eléonore, il a attendu tout le printemps et il ne pense qu’à ça
depuis son arrivée à Porto-Vecchio, il y a cinq jours. Ça pourrait bien être ce
soir mais la fille lui échappe sans cesse, et quand elle est suffisamment loin,
elle revient vers lui avec un regard brillant de promesses qu’elle éteindra
bientôt.
— C’est combien tes
lunettes ? demande-t-il.
— Dix euros. Tout, c’est dix
euros. Je fais que des bons prix. Les meilleurs de toute la plage.
— Mais y a que toi sur toute
la baie, dit Eléonore !
— Attends, t’essaie pas un
peu de nous arnaquer, là ? renchérit Flavio.
— Des lunettes comme celles
de Farook, dit le Mauritanien, t’en trouveras pas ailleurs. Vas-y, essaie les
lunettes. Tu veux les vertes ? Tu veux les blanches ?
Il lève son bras ligneux, tend la monture Polnareff avec
effort ; dissimulé derrière ses propres montures il regarde un peu ailleurs, un
peu plus loin.
— Farook, dit Lucie, ça fait
combien de temps que tu bosses ici ? Combien d’années ?
— Ça fait longtemps, ça fait
longtemps…
— T’es vraiment un mec trop
cool, dit Eléonore. T’es le Black le plus cool que je connaisse.
— T’en connais beaucoup
d’autres ? tacle Lucie.
— Et t’as un look génial,
poursuit son amie comme si elle n’avait rien entendu. Tu déchires ! Pour ressembler à quelque chose c'est
pas une paire de lunettes qu’il faudrait à Flavio, c’est toute ta boutique .
— J’adore les Blacks, dit
Flavio un peu vexé. Il tente de faire l’imbécile avec la monture blanche sur le
nez. Bon, ça vaut pas plus de deux euros, Farook. Tu paies ça, quoi, trente
centimes ? C’est made in China…
— Cinq euros pour toi, cinq
euros pour l’ami de mon amie.
— Ouais, chais pas. Je suis
comment, Lucie ?
— Pas mal, pas mal du tout même.
— Arrête tes conneries, il a l’air trop naze. Bon, faut vraiment qu’on y aille, là.
— Ouais, putain c’est vrai,
il est sept heures et demi.
Farook les regarde s’éloigner, il
soupire. Son dos est douloureux, ses chevilles aussi. Il fait encore trop
chaud. Moins qu’en Mauritanie, bien sûr, mais il ne se souvient plus trop
là-bas. Il se souvient juste qu’on n’y porte pas autant de chapeaux.
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