Préambule en forme d'excuses
Il est parfois des romans si forts que l'on repousse l'envie d'en rédiger une petite chronique, jusqu'à ce que l'empreinte s'en efface un peu.
Mais pourquoi donc ? Déjà parce que je suis paresseux. Ensuite parce que je crains de ne pas être à la hauteur. Cet été, la lecture de Il faut qu'on parle de Kevin, de Lionel Shriver, fut de ces romans-là. Étouffant, brillant, crépusculaire – je sais, il y a comme une contradiction, mon camarade Fabrice Colin parlerait de diamant noir, par exemple – et, au final, bouleversant. En causer sans livrer de longs extraits m'avait semblé assez vain. Je manquais de mots, quoi.
Dans un même mouvement d'abandon placé sous le signe de l'humilité, ah ah, et de la fainéantise, si, si, j'avais mis de côté ce blog. L'avantage avec moi, c'est que mes résolutions ne valent pas grand chose et tiennent aussi longtemps qu'une promesse gouvernementale.
Si bien que je m'y suis remis.
Puis cette semaine ce fut le tour de La Séparation. 450 pages de littérature entre roman historique, slipstream (pensez Murakami, réalisme magique... ) et uchronie SF. Pas un pensum mais un chef d’œuvre. J'allais laisser tomber.
Et puis non.
C'est parti, et j'espère que vous avez un peu de temps devant vous parce que je fais long cette fois. Ah, et attention, c'est plein de spoilers.
La Séparation
S'il a débuté son œuvre en pleine New Wave, cette science-fiction britannique des 60's dont l'un des plus illustres représentants serait J.G Ballard, Priest a fait preuve d'une belle longévité, continuant à faire voler en éclats les limites d'un genre protéiforme que les esprits chagrins limitent à Star Wars et les bobos à Bradburry.
J'avais déjà parlé ici du Prestige, impressionnant opus tout en trompe-l’œil, en faux-semblants, roman passionnant et dont l'adaptation de Nolan au cinéma s'était judicieusement écarté. La Séparation le suit de sept années. Entre temps, Priest a signé la novelisation d'ExistenZ, le film de Cronenberg, réalisateur de Faux-Semblants. Vous vous souvenez peut-être de ce film dérangeant narrant le parcours de frères jumeaux et gynécologues, de leur perception flottante de la réalité et de leur amour commun d'une même femme. Aujourd'hui je suis bavard mais cette précision n'est pas innocente, vous allez voir.
Dans La Séparation, Priest reprend reprend non seulement les thèmes du Prestige mais aussi les dispositifs* :
Un témoin du présent auquel l'on remet des témoignages anciens et familiaux, censés éclairer un mystère. Une immersion dans ce passé sous la forme d'un récit d'époque documenté et vibrant. Des jumeaux masculins, amoureux de la même femme, les quiproquos et tensions qu'une telle situation induisent. Les contradictions irréconciliables entre les différentes versions d'une même histoire. Une ambiance assombrie sous le lavis de la folie. La juxtaposition de témoignages, chacun mené par d'inévitables narrateurs indignes de confiance (unreliable narrator dit joliment l'université anglo-saxonne).
Tout cela pour conduire à un questionnement sur l'identité et les limites de la réalité, de la conscience que chacun en éprouve. Les divergences de point de vue, au sens littéral du terme plutôt que d'opinion, constituent-elles des réalités distinctes ? A ces questions, Priest ne répond jamais vraiment, mais il livre des pistes qui dessinent la cartographie d'un malaise existentielle profond, une sorte de vertige que sa maîtrise stylistique et narrative soutiennent avec un talent accompli.
Priest a cette fois choisi pour cadre à son intrigue la 2nde guerre mondiale et plus particulièrement le Blitz, les années 40-41. Le récit s'ouvre en 1999, dans un monde proche du nôtre, mais où jadis Royaume-Uni et Allemagne nazi auraient signé une paix séparée sous l'impulsion de Rudolf Hess, le fameux dignitaire SS, bras droit de Hitler et futur pensionnaire au long-cours de Spandau – du moins dans notre réalité ; un monde où Les Etats-Unis auraient conduit une guerre désastreuse en Asie et seraient enfermés dans un protectionnisme extrême et une crise économique à rallonge. Un univers où Goebbels aurait survécu au bunker et travaillé comme journaliste TV avant de s'éteindre en 1972.
Peu importe : Priest ne s'appesantira jamais sur cette uchronie, laquelle ne doit servir sans doute qu'à illustrer son questionnement sur ce qui compose la réalité et l'expérience que l'on en a, une démarche à ce titre proche de l’œuvre de Dick, par exemple.
1999, donc. Un historien, spécialiste de la 2nde Guerre et plus particulièrement des « petites gens » qui l'auraient conduite et subie reçoit des mains d'une femme le témoignage écrit d'un pilote de la RAF. Une aubaine : l'historien s'intéresse à ce J.L. Sawyer car au cours de ses recherches, il a découvert qu'un tel nom recouvrait à la fois l'identité d'un pilote de bombardiers et un ambulancier pacifiste de la Croix Rouge. Churchill en personne l'évoque brièvement dans ses écrits.
Très vite Priest nous propulse à travers les cahiers de Sawyer dans l'Angleterre et l'Allemagne de 1936 d'abord – les JO de Berlin où les frères Sawyer, portant donc l'un et l'autre les mêmes initiales, remportent la médaille de bronze d'aviron avant de passer quelques minutes très éprouvantes en compagnie de Hess – puis dans les bombardiers de la RAF que pilote Jack, cinq ans plus tard.
La séparation est avant tout celle de ces jumeaux dont l'un, pacifiste militant, se fera objecteur de conscience tandis que l'autre rejoindra les rangs de l'armée de l'air pour lâcher un orage de feu sur les cités allemandes. Le récit de Jack l'aviateur est si vivant qu'il passionne. Un récit de guerre mais aussi de fraternité perdue et d'amour déçu : Jack est amoureux d'une jeune juive que son frère et lui ont extrait clandestinement de l'Allemagne nazi lors de leur retour des jeux ; naturalisée britannique, elle épousera l'autre Sawyer.
Après un terrible crash en mer, dont il serait l'un des deux seuls survivants, Jack est promu auprès de Churchill pour l'accompagner lors de ses visites auprès des victimes du Blitz. L'occasion pour lui et pour nous de découvrir un détail singulier de ces sorties. Et un moyen supplémentaire pour Priest de nous interroger sur les limites de l'identité, de la perception que nous en avons – en bref, ce Churchill-là qui descend parmi les ruines soutenir le moral de la population éprouvée est-il le bon ?
La 3e partie restitue le bref témoignage d'un compagnon de vol de Jack, une lettre adressée à l'historien. Ce Levy contredit brutalement la version de son pilote en affirmant qu'un seul et unique membre d'équipage a survécu au crash du bombardier : lui-même. Jack ? Il a disparu corps et bien dans la mer démontée. Levy nous livre au passage une version moins héroïque de Jack, plus ambiguë : son comportement – éloignement sans explication lors des permissions, égarement lors des missions, présence d'une silhouette qui lui ressemble aux alentours de l'aérodrome – ne mettait-il pas en danger tout l'équipage ?
La 4e partie est plus complexe et multiplie les points de vue en y insérant, entre autres textes, de brefs extraits du journal de Goebbels, des écrits de Churchill, des archives. Mais il s'agit avant tout de suivre le témoignage de Joe Sawyer, le jumeau ambulancier. Tiraillé entre sa conviction que la guerre c'est le Mal – selon lui Churchill n'est qu'un belliciste qui repoussera la moindre occasion de paix, fût-elle sincère – et son désir ardent d'aider son pays à surmonter les épreuves, Joe devient ambulancier. Le métier l'éloigne inexorablement de Birgit, la jeune femme sauvée de la violence antisémite, son épouse.
Joe sacrifie ainsi peu à peu son mariage dont il assiste au délitement sans n'y rien pouvoir faire. Une autre séparation, en somme. Grâce à la fermeté de ses convictions, à l'intelligence avec laquelle il les argumente il sera intégré à l'équipe ultra-secrète chargée d'élaborer un plan de paix séparée entre Churchill et Hitler, sous l'égide de la Croix-Rouge et de Rudolf Hess.
A son retour de mission de paix, il comprend que Jack, son frère, passe ses permissions auprès de son épouse. Menacée par les lois anti-Allemands et apeurée par son isolement dans un village où chaque habitant devient un délateur en puissance, Birgit a en effet appelé le jumeau à la rescousse. D'abord pour faire illusion auprès des villageois – ils penseront qu'il s'agit de l'époux et non du jumeau – puis par passion.
Mais sans doute la plus importante de toutes ces séparations est celle qui s'opère dans la conscience de Joe. Le jeune homme est peu à peu victime d'hallucinations lucides, sortes de rêves éveillés singulièrement détaillés et réalistes et qui lui proposent une version alternative de sa réalité. Une pathologie mystérieuse qui débute dans l'ambulance le ramenant au siège de la Croix Rouge après qu'une explosion l'a grièvement blessé.
Très vite, Joe ne sait plus qu'elle est la « véritable réalité ». Cherchant à conduire sa vie avec la moralité qu'il se sent en devoir d'exercer au risque d'une certaine rigidité, il craint ces instants de glissement vers un ailleurs tout aussi convaincant que celui qu'il quitte. Œuvre-t-il réellement pour la paix ? Son enfant est-il le sien ou celui de son frère ? Ces voisin qui s'incrustent chez lui en son absence veulent-ils le bien de son épouse ou tout simplement l'évincer, lui, et prendre sa place dans la maisonnée ? Rencontre-t-il réellement son frère aux abords de l'aérodrome où Jack est stationné ? Rudolf Hess est-il bien le dignitaire qu'il rencontre lors de sommets secrets ou un simple sosie ?
Bien entendu, le lecteur perd pied avec Joe.
Et cette autre énigme, plus grande encore : tout comme Jack est censé avoir disparu en mer, Joe n'aurait pas survécu à une bombe tombée sur son ambulance. Quelques pages auparavant, dans son propre récit, Jack pleurait d'ailleurs la mort de Joe.
Alors de qui émanent ces témoignages rédigés à la 1ère personne ? Sont-ils fiables ?
Priest ne répondra jamais à ces questions, laissant le lecteur démuni, englué dans un malaise toujours plus épais.
Malgré la réussite littéraire qui consiste à instaurer une sorte d'inquiétude persistante, onirique (propre au slipstream semble-t-il) autant dire que la résolution de l'intrigue est une déception – un petit côté « et si tout cela n'était qu'un rêve ? ». J'entends bien que l'ensemble pousse à questionner notre perception de la réalité, de la fiabilité de tout témoignage mais Le Prestige y parvenait sans la « facilité » de l'irrésolution.
En ce qui me concerne, science et philosophie interrogent un même champ avec plus d'efficacité et si une indécision morale ne me gêne pas, bien au contraire (pour prendre deux exemples, le méchant n'est pas puni ou le gentil parvient à ses fins via des procédés indignes, etc.) une intrigue irrésolue me chagrine un tantinet, même si d'aucun considéreront justement cette indétermination comme un marqueur moral.
L'historien du roman, dont le nom marque à son insu un lien profond avec les récits du passé, ne réapparaît pas à la fin alors que l'on pouvait s'attendre à ce qu'il encadre et commente les journaux intimes en sa possession. Je me suis demandé dès lors à quoi servait cette uchronie esquissée dans laquelle il prenait vie. Quelques recherches ici et là sur le web ne m'ont pas aidé – peut-être aurez-vous une idée sur la question, je m'en remets à vous.
Malgré ces importantes réserves, le roman est sur des bien des plans une totale réussite, de celle qui hante longuement après sa lecture. Cette épuisante chronique en est une preuve.
Découvert alors qu'il n'était qu'un ado, le voyage – la fuite ? - de Hess en Angleterre a durablement marqué Priest et il a bien plus tard trouvé une intrigue à la hauteur de cet intérêt. Il rend compte de l'époque et de l'atmosphère qui la domine avec un réalisme plein d'adresse, sans la moindre pesanteur. Par exemple, les scènes illustrant les conséquences psychologiques du Blitz ne compromettent jamais la fluidité du récit.
Son site web recense en les commentant les principales ressources sur lesquelles il s'est appuyé pour construire sa reconstitution, et elles sont légion.
L'uchronie qu'il compose à partir de là y est légère et plausible, du moins dans les limites de l'exercice ; on aimerait croire à ce règlement précoce du conflit entre l'Europe de l'Ouest et l'Allemagne nazi.
Épure élégante qui ne s'interpose jamais entre le lecteur et les personnages, le style de Priest rend à merveille et le tragique de l'époque et l'anxiété de ses acteurs**. Des protagonistes bien vivants, jamais caricaturaux, riches de leurs contradictions, de leurs doutes - à l'exception de l'historien dont le rôle exact m'échappe pour le moment. Bien qu'entraperçus, Hess et Churchill sont passionnants, à la hauteur de leur réputation bien sûr, mais aussi doués de ce supplément d'âme que savent instiller les meilleurs écrivains.
Comme on pouvait s'y attendre (?), le livre n'a guère marché outre-Manche. Mécontent du sort qui lui a été réservé, Priest, un homme charmant que j'ai eu l'occasion de croiser il y a quelques années, en a racheté les droits et a depuis rejoint un éditeur mieux à même de défendre ses intérêts, Gollancz***, lesquels sont au croisement des littératures générale et de genre.
Une zone grise où explosent certains titres et se meurent tant d'autres. Bravo à Lunes d'Encre d'oser proposer de tels romans.
*Je crois comprendre que ces thèmes sont récurrents dans une bonne partie du travail de Priest. Si jamais vous en avez lu d'autres, éclairez-moi !
**La traduction est de Michelle Charrier. Je suis allé lire quelques chroniques en anglais et les commentateurs évoquent ces mêmes qualités d'écriture dans l’œuvre originale.
*** Éditeur anglais de Pierre Pevel et Antoine Rouaud.