A la retraite
depuis quelques mois, Harold Fry vient de recevoir la lettre d'adieu
d'une collègue, disparue 20 ans plus tôt. Cette Queenie se meurt
d'un cancer et se rappelle à son bon souvenir. Harry vit seul avec
son épouse. Étrangers l'un à l'autre, ils ne se parlent plus ou
presque. Une déchirure s'était ouverte entre eux, au moment même
où Queenie avait quitté son boulot sans un mot d'explication. Pétri
de remords, souffrant aussi d'une blessure jamais refermée – ses
rapports distants avec son fils unique – Harry rédige une réponse
laconique à Queenie et s'en va la poster à la boîte aux lettres la
plus proche.
Il ne s'y
arrêtera pas et prendra la décision de remettre en main propre la
courte missive.
Mu par une
force qu'il n'imaginait même pas posséder et qui n'est pas de la
rage mais sans doute la volonté de faire quelque chose de sa vie, de
réparer ce qui pourrait l'être, de rattraper le temps perdu en
prenant justement son temps, Harry s'embarque dans une marche longue
de 800 km. Seul. Du moins au début. En échange de cet effort il
demande à Queenie de tenir bon. N'étant pas physiquement préparé
à une telle aventure, inutile de dire que cela n'ira pas sans
problèmes.
Hanté par
des souvenirs qu'il est peu à peu contraint d'accepter, puis de
convoquer pour en tirer toute la vérité, Harry mène bien
évidemment un voyage vers lui-même. Au programme : ses échecs
affectifs. Un fils qu'il n'a pas su aimer, une épouse dont il a
semble-t-il définitivement perdu l'amour. Mais aussi des parents qui
ne l'ont pas aimé quand ils ne l'ont pas tout simplement abandonné.
Autant dire que Harold, naguère paisible représentant de commerce
pour un brasseur, tire quelques casseroles après lui dont il n'avait
pas voulu entendre le tintamarre tout le long d'une vie d'adulte sans
histoire. Sans histoire ? Pas sûr.
Qu'est-il
arrivé à son fils pour que leurs rapports se soient à ce point
délités ? Quel événement a conduit vingt ans auparavant au
départ précipité de Queenie, une démission éclair que Harry n'a
jamais eu le courage de questionner, laissant une certaine forme de
lâcheté défaire, là encore, les liens d'amitié qui l'unissaient
à sa collègue ?
Des
rencontres ponctuent sa marche, certaines décisives, d'autres plus
anecdotiques. Chacune est l'occasion de s'ouvrir au monde et aux
autres. Une initiation tardive, en quelque sorte.
Pendant ce
temps, Maureen, l'épouse, souffre plus ou moins en silence. Cette
maniaque du ménage qui a un beau jour décidé de faire chambre à
part en vient elle aussi à expérimenter remords et regrets. La
propreté, la pureté, même, de son intérieur reflète moins son
innocence que sa volonté d'être irréprochable. Une apparence
immaculée, obtenue à force d'heures d'efforts oublieux, qui
dissimule mal sa souffrance, la vacuité d'une vie de mère qu'elle
ne peut plus être, son fils étant adulte, d'une vie d'épouse dont
elle conserve juste les attributs mais plus la fonction et encore
moins les sentiments.
La relative
légèreté qui introduit le roman et l'expédition improvisée de
Harry laisse bientôt la place au drame que ne viennent pas gâcher
quelques notes d'humour, des situations presque burlesques. Malgré
un système convenu – un voyage initiatique rythmé de rencontres
marquantes, de leçons de vie édifiantes, d'épreuves variées qui
remettent en question ici et là la validité de l'entreprise –
Rachel Joyce parvient dès les 1ères pages à émouvoir.
Elle fait de
Harry un homme attachant, jouant avec l'apparente simplicité de ses
motivations, de son caractère même, pour mieux démonter, plus
tard, les mécanismes complexes de sa personnalité. Pour l'écrivain
et le lecteur l'intérêt des personnages âgés tient dans le chemin
parcouru et les pensées qui viennent interroger ce parcours :
quelles erreurs a-t-on commises ? Doit-on nécessairement les
répéter ? Reste-t-il seulement quelque chose à changer ?
Harry est
l'antithèse du Beard de « Solaire » que je venais de
terminer. Là où McEwan ne laissait que peu de chance de rédemption
tant à son protagoniste principal qu'au monde dans lequel il
évoluait, Joyce choisit l'empathie. Ce qui ne l'empêche aucunement
de donner à voir, par instant, la bêtise d'une société dévolue
aux joies du consumérisme ; elle y parvient à l'aide d'une
économie de scènes qui impressionne. Mais son propos n'est à
l'évidence pas là, toute préoccupée qu'elle est par le
destin de ce retraité et de son couple.
Il y a une
sorte de virtuosité dans cette apparente simplicité : celle du
style – Marie-France Girod livre une traduction sans la moindre
pesanteur – celle de l'histoire – un voyage en ligne presque
droite. Une sobriété qui met en valeur une sensibilité admirable,
une technique irréprochable où rien n'est de trop. Les métaphores
sont d'une justesse élégante. Les quelques pages d'émerveillement
pour la campagne anglaise, celle des bords de route, offrent des
respirations qui donnent à comprendre le renouveau s'opérant chez
Harry, lui qui n'a jadis connu lors de parcours semblables que
l'habitacle de sa voiture.
Les
rencontres sont étonnantes, sans verser dans un extraordinaire qui
annulerait Harry et la modestie de sa personnalité. Joyce trouve
chaque fois la juste mesure pour que les conversations et les
événements troublent Harold puis Maureen sans les changer tout à
fait, les poussant peu à peu à modifier leur vision du monde et de
leur relation.
Certes, Joyce
fait feu d'une manipulation un peu agaçante et déjà vue ailleurs,
mais cette « malhonnêteté » est si évidente que je
l'ai senti venir assez tôt dans le récit. C'est la partie mélo du
roman, une violence où s'origine toute l'intrigue ; elle justifie le comportement étonnant du retraité – cette improbable
randonnée vers une mourante. Mais on pourra arguer qu'elle sert le propos de Joyce et entretient une forme de suspense propre aux romans
anglo-saxons, la tradition littéraire du récit feuilletonnant qui
fait du moindre portrait psychologique un passionnant page
turner. Et grâce à l'intelligence d'un auteur qui sait
bouleverser à l'aide de mots simples et de personnages modestes, la
mièvrerie que j'appréhendais au vu des prémices est à peu près
inexistante.
Autant vous
prévenir, on pleure beaucoup. Un roman magnifique.
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