Une nouvelle inédite... Enjoy !
(parue initialement en deux parties sur ce même blog, la voici en intégralité dans le même post)
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Le chirurgien
1
Comme tous les matins depuis trente ans, Saul Irwin se rendit à l’hôpital en taxi.
La voiture jaune longea le cimetière où étaient enterrés les parents du chirurgien et deux de ses oncles.
Sa première épouse reposait à l’autre bout de la ville. La seconde dormait encore dans le grand appartement qui dominait la cité. Il souleva à peine son chapeau, comme s’il le remettait en place.
Saul attendit que le taxi ait dépassé le mur du cimetière pour consulter la messagerie de son téléphone cellulaire. « Le jour se lève et je n’ai cessé de t’aimer de toute la nuit, en chacun de mes rêves. Ton Trésor, à qui tu manques tant ».
Un sourire tira ses traits sévères à la lecture du message et il regarda dans le rétroviseur pour s’assurer que le chauffeur ne l’observait pas.
Quinze minutes après avoir salué le groom de son immeuble, Saul passait les portes de l’hôpital.
– Bonjour Lydia, comment va-t-on aujourd’hui ?
Il n’avait pas enlevé son chapeau et marchait d’un pas alerte. L’infirmière répondit alors qu’il passait devant le guichet :
– Bien professeur, merci. Et vous ?
– Mieux qu’hier et moins bien que demain…
Quelques pas plus loin, une collègue le rejoignit. Ils marchèrent côte à côte. Son chapeau en main Saul dit :
– Vous avez une mine superbe Heloïse.
– Vraiment ?
– Peut-être ne vous voit-on pas assez en salle…
– Nos concitoyens ont moins de phlébites et de varices, ces derniers temps. Je crois qu’ils commencent à écouter nos recommandations.
– Si seulement vous disiez vrai…
– … Nous n’aurions plus de travail.
– Exactement.
Ils se séparèrent à l’entrée d’un couloir. Saul Irwin poussa la porte de son bureau.
Une fois débarrassé de son pardessus il s’assit dans son fauteuil, poussa un bref soupir de sportif et souleva le combiné de son téléphone fixe. Le doigt en l’air, il hésita à composer un numéro. Reposa le combiné et saisit son téléphone cellulaire pour écrire un message.
« T’aime aussi, Tendre Bébé. Si épouse au bridge comme prévu, passe te voir fin de journée dans nid ».
Il lui restait une demi-heure avant d’ouvrir le premier patient. Il s’accorda dix minutes pour lire le journal. Après quoi, il monterait en salle d’opération.
2
Madame Irwin était au bridge. Monsieur Irwin donna au chauffeur une adresse à deux rues du « nid » : on n’est jamais trop prudent. Durant le trajet il se mit à bailler. La journée avait été longue et les interventions plus compliquées que prévues. À une époque il avait aimé ces difficultés, comme on aime les surprises dressées au bord d’une route droite. Aujourd’hui, elles l’ennuyaient. Le journal sur les genoux il somnolait quand le chauffeur le réveilla.
Une fois sur le trottoir, Saul frissonna. Il n’avait jamais aimé ce quartier. De nuit, il était sinistre. Quant à son envie de retrouver Hannah, elle s’était dissipée durant son court sommeil. Le taxi était arrêté au feu, à dix mètres de là. Le chirurgien le rejoignit au trot.
– J’ai changé d’avis, lui dit Saul.
Une demi-heure plus tard, il était dans son bain, écoutant les Variations Goldberg.
Bach l’enchantait. « Mes poèmes mathématiques », souffla-t-il. Son épouse ne serait pas là avant minuit. Talula Irwin détestait Bach et lui préférait Malher. Il était impossible d’écouter Bach lorsqu’elle était là.
Hannah aime bien Bach, quand nous sommes ensemble. Oh ! Hannah…
Il avait oublié de rappeler la jeune femme. Il le lui avait pourtant promis, à l’aide d’un court message, en remontant dans le taxi.
Dès que je sors de l’eau, je lui téléphone.
Saul aimait l’artiste rencontrée lors d’un cocktail. Enfin, il n’aurait su dire si c’était tout à fait de l’amour. Les premières heures de leur relation avaient transformé sa vision de l’existence. Il avait cru quitter Talula et ouvrir une galerie d’art. Puis tout avait très vite repris sa place.
Comme au sortir d’une convalescence réussie.
À présent, Hannah s’intégrait à sa vie tel un membre secret de sa famille. Aussi rassurant que monotone, aussi envahissant parfois. Le sommeil le gagna. Il sortit à temps de son bain pour accueillir, en peignoir, son épouse.
3
Cette nuit-là, le chirurgien fit un cauchemar.
Saul se promenait au milieu d’un champ de fleurs. Il s’en trouvait de toutes les couleurs et de toutes les formes. Elles montaient jusqu’à ses chevilles et aussi loin que son regard portait, elles épanouissaient leurs corolles lumineuses dans un poudroiement de pollen.
Saul sentait confusément qu’il devait se rendre quelque part et qu’il était en retard. Il ne trouvait pas son chemin : il avait beau regarder dans toutes les directions, le paysage était uniment empli de fleurs. Au fur et mesure de ses pas, la panique le gagna. Les plantes montaient de plus en plus haut et bientôt, elles obstruèrent sa vue. Le pollen s’était concentré en une brume et Saul y respira avec difficulté.
Encore quelques minutes et les corolles formèrent une voûte étouffante au-dessus de sa tête. Progresser lui devint aussi difficile que s’il perdait progressivement l’usage de ses jambes. Il entendit un vrombissement et comprit que des abeilles et des bourdons volaient tout près, en nombre croissant. Le vacarme de leurs ailes emplit son crâne tandis que sa gorge s’étrécissait dans l’irritation du pollen. Il chercha de l’air et de la lumière et ne trouva que le vide et l’obscurité.
Le chirurgien s’éveilla en sueur. Il savait que la plupart des cauchemars ont pour fonction de réveiller le rêveur. Il se redressa dans le grand lit. Talula ronflait à ses côtés en lui tournant le dos. Saul se leva et marcha vers les toilettes. Il déglutit et crut que les abeilles et les bourdons de son rêve avaient crevé son larynx d’un millier de dards.
4
Le lendemain de son cauchemar, le chirurgien annula la seconde opération prévue en fin de matinée. Sa gorge était si douloureuse que sa tête lui tournait. Il dut se résoudre à consulter un collègue qu’il avait pris en amitié vingt ans auparavant.
– Tu ne m’avais pas dit que tu t’étais fait retirer les amygdales, lui dit Paul.
– Je ne me suis pas fait retirer les amygdales.
– Si tu crois que je t’en veux pour avoir consulté un concurrent, tu te trompes…
– Je n’ai consulté personne et je n’ai subi aucune intervention.
Ils argumentèrent encore quelques minutes. Puis Saul Irwin dut se rendre à l’évidence : son ami ne plaisantait pas et ses amygdales avaient disparu, proprement sectionnées. S’il ne prenait pas les médicaments nécessaires, il risquait une grave infection.
– Je vais te prescrire un peu de repos. Au moins une semaine. Et une semaine de plus ne serait pas de trop pour que tu retrouves toute ta tête.
– Je n’ai pas perdu la tête. Je ne l’ai jamais perdue.
La seule fois où il se souvenait avoir perdu la raison, c’était aux premières heures de sa relation avec Hannah. Quitter Talula et ouvrir une galerie d’art… Il fallait être fou pour croire cela possible.
– Je prends volontiers cette semaine de repos mais oublie la seconde. Et promets-moi de ne parler à personne des raisons de mon absence.
5
Talula fut aux petits soins pour son époux durant les trois premiers jours. Elle n’en revenait pas qu’il ait décidé cette intervention sans même lui en parler. Saul se défendit d’avoir décidé quoi que ce soit ; mais comme elle le regardait avec un air sceptique, il abandonna. Malgré ses prières, elle raconta à ses amies l’intervention secrète. Le quatrième jour il devint odieux et le soir Talula partit au bridge. Quinze minutes après son départ, la sonnette de l’entrée retentit.
– Hannah ! Que fais-tu ici ?
– Mon Trésor, ta femme t’abandonne alors que tu es convalescent : il faut que quelqu’un prenne le relais, tu ne crois pas ?
Elle tomba le manteau. Dessous, elle était habillée d’une robe de soie très décolletée.
– Tu es folle…
Il aurait voulu lui dire de partir sur le champ. Il sentit le désir monter en lui et en oublia l’inflammation de sa gorge.
Ils firent l’amour en écoutant Bach puis le chirurgien mit l’artiste à la porte en lui faisant promettre de prendre un taxi qui la conduirait au seuil de son appartement.
– Tu t’inquiètes pour moi ? demanda alors Hannah.
– Tu sais très bien que je déteste ce quartier. Un jour il t’arrivera quelque chose…
– Je pourrais m’installer ailleurs mais tu sais que je n’en ai pas les moyens.
– Pourquoi ne cherches-tu pas un autre travail ? demanda-t-il sans conviction.
– Mon métier te plaisait, quand tu m’as trouvée.
Elle ne disait jamais « rencontrée » : Hannah insistait sur l’idée que Saul avait accompli la démarche d’aller vers elle puis de la séduire.
– Tu es une artiste merveilleuse…
– Ça veut dire que tu aimes mon travail ou l’individu derrière ce travail ?
– Allons, allons. Talula va arriver d’un instant à l’autre…
Il sortit de l’argent d’une boîte pour qu’elle paie le taxi mais elle refusa car elle aurait eu l’impression que Saul achetait ces heures de plaisir.
La maîtresse croisa Madame Irwin à l’entrée de l’immeuble devant la présence discrète du groom.
6
Trois semaines après la disparition inexpliquée de ses amygdales, Saul Irwin se rendit au club de billard. Il n’avait rien pour les atmosphères enfumées, mais le club lui rappelait ses années d’étudiant en médecine et ses premiers moments d’indépendance véritable, loin de sa mère.
Il y retrouvait des collègues et des gens moins fréquentables, comme ceux qu’il aurait détesté croiser près du « nid ». Parmi ses collègues, personne ne parlait de l’hôpital ni des patients. Saul gagna trois parties d’affilée. Ce n’est qu’à la quatrième qu’il se plaignit de douleurs dans le bas-ventre. À la sixième, il était si pâle que ses compagnons lui conseillèrent d’arrêter et de rentrer chez lui. Le chirurgien céda à leurs recommandations. Une fois arrivé, il se coucha sur le flanc, plié en deux, hésita avant d’appeler une ambulance.
– Je te rappelle que tu n’as jamais été opéré de l’appendicite, lui dit sa femme.
Saul songea que sa première épouse aurait pu lui faire cette remarque. À la réflexion, sa mère aurait pu la faire, elle aussi.
Vers quatre heures du matin il s’endormit enfin, ivre de fatigue. Il rêva à nouveau de fleurs, de marche éperdue et d’asphyxie. Cette fois, une voix humaine avait remplacé le bourdonnement agressif des insectes. Il s’éveilla pour surprendre son épouse au téléphone avec un service médical d’urgences.
– Raccroche tout de suite, Talula. Je n’ai plus mal.
S’il avait été honnête, il aurait dit : je n’ai plus aussi mal – seulement la nuance n’aurait pas dissuadé Talula d’appeler.
Elle raccrocha, posa la main sur le front de son mari et constata que la fièvre avait baissé. Ses doigts se nouèrent à ceux de Saul et elle prit une profonde inspiration avant de l’interroger :
– Que t’arrive-t-il, en ce moment ? Tu as des soucis particuliers ? Des problèmes au travail ? Tu n’as pas l’air d’aller bien. Pas bien du tout, même…
Saul crut lire derrière l’inquiétude de l’épouse une forme de satisfaction. Une impression si déplaisante qu’il préféra se rendormir que de creuser la question.
Il dut attendre de se trouver torse nu devant le miroir de la salle de bain pour comprendre ce qui lui était arrivé.
7
– Appendicectomie, lui dit Ira, l’un de ses collègues et partenaire de billard.
– C’est impossible.
– C’est pourtant vrai.
– J’ai dû me couper…
– Sans t’en rendre compte ?
Saul eut un vertige. Il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait.
– Réfléchis, reprit Ira. Cherche bien : tu as peut-être des troubles de la mémoire et tu ne te souviens pas de ce qui s’est passé cette dernière semaine.
– Tu étais avec moi au billard. Ça a commencé là. Je n’ai pas eu le temps de subir une ablation de l’appendice durant la nuit, chez moi.
– Et Talula n’est pas diplômée de médecine.
– Talula n’a aucun diplôme.
Ira gratta sa barbe naissante. Il était à la fois perplexe et amusé.
– C’est une belle cicatrice. Tu veux mon avis ? Une seule personne est capable d’un boulot aussi propre.
– Et c’est moi…
– Exactement.
Saul eut la nausée. Il s’était coupé le bas-ventre et il ne fallait pas chercher plus loin. Il s’était coupé sans même s’en rendre compte. Ce n’était pas plus absurde de croire cela que d’imaginer avoir subi une appendicectomie à son insu.
8
S’il passait tous les jours devant le cimetière où reposaient les siens, Saul Irwin y entrait rarement. Il affirmait que les défunts vivaient en lui et qu’il n’avait pas besoin de se pencher au-dessus de stèles pour se rapprocher d’eux. Les défunts ne vivaient pourtant pas plus en lui que dans le cimetière, car Saul ne consacrait à leur souvenir que la minute de taxi matinale.
Le jour où il apprit l’ablation probable de son appendice, il annula toutes les interventions prévues et descendit à pied vers le parc arboré où étaient enterrés ses parents et deux de ses oncles. Il ne chercha pas longtemps à savoir d’où il tenait l’envie de cette visite : la folie et la mort se côtoyaient trop sûrement.
L’endroit était plus plaisant que dans son souvenir. Le désordre des stèles gravées en hébreu, poussant au milieu des herbes, donnait l’impression d’un jardin de fées. La rumeur urbaine était amuïe par le mur d’enceinte, lequel disparaissait derrière des arbres aussi vieux que la ville elle-même.
L’homme ne trouva pas aussitôt les tombes de ses aïeuls. Il les chercha sans impatience, comme s’il craignait que sa mère lui reproche d’avoir attendu tout ce temps pour venir.
En chemin il croisa des religieux. Comme ils semblaient lui jeter un regard désapprobateur il préféra baisser les yeux. Malgré sa bar-mitsva Saul Irwin avait abandonné toute pratique religieuse régulière. Il ne respectait pas le shabbat ni ne mangeait kasher. S’il était croyant, c’était moins pour donner une ligne morale à ses actions que pour ne pas avoir à imaginer le néant après la mort. Josephine, sa première épouse, était catholique. Talula était protestante et Hannah athée, malgré ses origines ashkénazes.
Ses parents avaient été bien différents et ses oncles tout autant. Jusqu’à ce que la mort les emporte ils avaient désapprouvé la vie de Saul.
Alors qu’elle était hospitalisée dans le service de Saul, Sarah Irwin avait refusé que son fils l’opère :
– Tu ne t’es pas occupé de ta mère de toute ton existence égoïste et impie. Pose les mains sur moi et je suis sûre que les portes du paradis me seront à jamais fermées !
– Je te connais maman : tu aurais assez d’énergie pour les ouvrir toute seule.
– Sors d’ici. Je n’ai pas eu besoin de toi pour te mettre au monde ; je me débrouillerai sans toi pour le quitter.
– Je te rappelle qu’on ne meurt pas d’un kyste à la cheville.
– Qui es-tu pour l’affirmer ?
– Un chirurgien diplômé, maman.
– Je n’ai pas besoin d’un diplôme, j’ai besoin d’un fils qui n’aurait pas renié Dieu…
Les imprécations maternelles avaient été si fréquentes et si fortes qu’elles avaient dissuadé Saul d’avoir des enfants. D’une certaine manière, elle avait gagné : l’impiété filiale ne se reproduirait pas.
Il parvint enfin aux tombes. Il ne ressentit rien de particulier et fut presque surpris de ne pas trouver les siens assis en cercle, sourcils froncés, un air de profond reproche sur le visage.
Son téléphone trembla dans une poche, comme un petit animal malade et qui chercherait à sortir de là : Hannah venait aux nouvelles. Elle était la seule, parmi les personnes au secret, à ne pas le prendre pour un fou. Saul lut le message :
Le monde invente plus de mystères que nous n’écrivons de vérités.
Hannah était une artiste. Elle avait beau être athée, ses propos paraissaient au scientifique qu’était Saul aussi irrationnels qu’un miracle biblique.
Pourtant, il ne pouvait échapper à ce qui lui arrivait.
C’est une belle cicatrice, avait commenté Ira. Une seule personne est capable d’un boulot aussi propre.
En un éclair, le chirurgien se souvint qu’il avait opéré une adolescente de l’appendicite, la veille de la partie de billard. Il chercha dans les méandres de sa mémoire les interventions pratiquées avant son réveil douloureux, quelques semaines auparavant. Il crut que le sol se dérobait sous ses pieds quand il comprit avoir retiré les amygdales d’un homme.
Il voulut vérifier ces faits sur son planning, aussi tourna-t-il les talons et quitta à pas pressés le cimetière. Ce n’est qu’une fois l’enceinte de l’hôpital franchie qu’il réalisa n’avoir adressé aucune prière aux siens.
9
L’une des raisons pour lesquelles Saul Irwin aimait Bach était que sa musique ne laissait pas de place au doute. Elle avait une évidence qui convenait au chirurgien, une rigueur qui ne fermait pas la porte à l’émotion mais la tenait à l’écart des cathédrales du pathos. Quand on l’interrogeait sur Bach, Saul rappelait toujours que le musicien avait proscrit toute libre interprétation de ses œuvres : il suffisait de lire les partitions avec la plus grande exactitude pour exprimer ce que le compositeur avait écrit. Le doute n’habitait pas l’œuvre de Bach tout comme il n’avait pas sa place dans la vie de Saul.
Du moins jusqu’à ce jour.
– Bonjour professeur, comment allez-vous ? demanda Lydia au guichet de l’accueil.
Saul tenait son chapeau à la main, il ne répondit pas. Une fois dans son bureau, il consulta son agenda. Amygdalectomie, appendicectomie : les deux opérations y figuraient bien. Il se frotta le front lentement, comme si le doute était une encre qu’il pouvait effacer de la paume.
Un peu plus tard il rendit visite à ses patients. Il avait la tête ailleurs et lui qui d’habitude écoutait les uns et les autres avec attention ne retint rien des plaintes de l’une, des remerciements de l’autre.
C’est alors qu’il achevait ses visites qu’on l’appela pour une urgence. Il aurait hésité à y répondre – et sa position dans la hiérarchie le lui permettait – s’il n’avait pas été le seul chirurgien disponible ce jour-là.
– Alors qu’avons-nous aujourd’hui ? demanda Saul en arrivant au service.
– Blessure par balle, répondit le médecin urgentiste qui avait préparé la victime pour l’intervention.
En un geste réflexe Saul se toucha le bas-ventre. La cicatrice était encore douloureuse, comme pour lui rappeler que rien de tout cela n’était un rêve, qu’il ne pouvait échapper bien longtemps à l’absurde réalité que devenait sa vie.
L’urgentiste le vit grimacer et lui demanda si tout allait bien.
– Autant que possible et sûrement mieux que notre patient.
– Patiente : c’est une femme, la trentaine. Et elle est plutôt séduisante…
Une alarme sonna dans l’esprit du chirurgien et il saisit le dossier. Il tressaillit en découvrant le nom de la blessée.
10
Hannah gisait inanimée au centre de la salle, nue à l’exception d’un drap bleu. Comme elle semblait paisible… Un complexe appareillage la maintenait à la fois endormie et en vie. Saul haletait derrière son masque. L’équipe attendait ses ordres, gênée par l’indécision inhabituelle du chirurgien, et ceux qui le pouvaient s’animaient pour dissiper la tension naissante.
– Nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous, lui rappela un assistant.
– Je sais, je sais.
La blessure était mal située et l’hémorragie avait été stoppée in extremis par les urgentistes. La balle était toujours en place, attendant l’agilité du praticien pour quitter la moiteur des chairs. L’extraire demanderait une concentration excessive car elle touchait la colonne vertébrale.
Ainsi le « nid » avait réservé à Hannah le pire des sorts que son amant pût imaginer : des coups de feu, une balle perdue, une innocente voisine.
– Vous la connaissez, n’est-ce pas ? demanda une infirmière.
– Je ne vois pas en quoi cela vous regarde.
– Disons que nous pourrions comprendre votre refus de l’opérer.
– Mais je suis le seul chirurgien disponible, compléta Saul.
– Alors on y va ?
– Tout le monde ici a bien conscience que notre patiente ne pourra peut-être plus remarcher après l’extraction du projectile ?
L’équipe répondit par l’affirmative.
Saul avança d’un pas vers Hannah. Il repensait à son agenda, à ses dernières interventions. Les amygdales et l’appendice. Un dernier pas l’amena au-dessus du corps. Il contempla la plaie comme s’il avait pu y lire l’avenir – le sien. Hannah ne remarcherait sans doute plus. Les bras de Saul restaient immobiles, refusant de se lever pour débuter l’intervention et l’infirmière en chef toussota ostensiblement. Il aimait travailler avec la musique de Bach ; l’équipement de la salle dévolue aux urgences ne le permettait pas.
Le chirurgien prit une profonde inspiration. Il pouvait encore refuser d’opérer. Tourner les talons et quitter la salle. Il s’était toujours considéré comme un homme libre, surtout après la disparition de sa mère. Tous ses choix lui appartenaient et s’il avait dû désigner qui se tenait à la droite de Dieu, il aurait répondu sans hésiter « le libre arbitre ». Saul Irwin avait choisi sa vie, son métier, il avait choisi ses femmes. Il avait choisi sa maîtresse et les rapports qu’il convenait d’entretenir avec elle.
Il se demanda quelle impression cela lui ferait de ne plus pouvoir marcher. Puis il débuta l’intervention.
copyright Erik Wietzel, 2009
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