dimanche 26 février 2012

Les Chronolithes, de R.C. Wilson


C’est quoi ? Les Chronolithes, de Robert Charles Wilson - Denoël/Folio SF

De quoi ça parle ? Scott Warden était là à Chumphon, Thaïlande, quand le premier chronolithe est apparu : un obélisque de plus de cent mètres de haut, d’un bleu impossible, gelant un paysage de jungle dévasté ; un monument commémorant une victoire, celle du seigneur de la guerre Kuin, victoire qui n’aura lieu que dans vingt ans et trois mois. Mais qui est Kuin ? Un tyran, le sauveur d’une humanité à la dérive, un extraterrestre aux traits indubitablement asiatiques, un futur dirigeant chinois, une rumeur qui, grâce à la turbulence Tau, deviendra réalité ? Et que sont réellement ces chronolithes qui ravagent le monde ? C’est à toutes ces questions que Scott et son ancien professeur de physique, Sulamith Chopra, devront répondre, non sans avoir à parcourir le globe, de Chumphon à Jérusalem, du Mexique au Wyoming. Après Darwinia, voici le second roman de Robert Charles Wilson dans la collection Lunes d’encre, un thriller temporel comme vous n’en avez jamais lu, qui a valu à son auteur une nomination méritée au prestigieux prix Hugo (présentation de l’éditeur).

C’est comment ? Un événement mystérieux et de grande ampleur, aux limites du cataclysme et dont l’écho se répercute durant plusieurs décennies. Des mouvements sectaires émergeants et millénaristes qui s’emparent du phénomène. Une humanité au bord d’une crise majeure, tant politique que sociale et économique. Un narrateur au cœur de cette énigme, impliqué presque malgré lui, offrant un compte rendu précis des incidents à l’échelle mondiale mais aussi - surtout ? - à hauteur d’homme, de son expérience quotidienne, des bouleversements que le mystère induit dans sa vie personnelle… Difficile de ne pas voir dans Les Chronolithes un « système Wilson », voire la répétition générale du chef d’œuvre qui paraîtra 4 ans plus tard : Spin. S’il n’atteint pas la maîtrise de ce dernier, les Chronolithes s’avère passionnant de bout en bout. Le thème du paradoxe temporel sert ici la cause philosophique du libre-arbitre. Encore un thème cher à Wilson : que peut-on faire de sa vie quand cette dernière semble entraînée vers une proche apocalypse ; faut-il baisser les bras, rejoindre les troupes grossissantes des fanatiques religieux et éperdues de rédemption sanglante, ou bien doit-on tout mettre en œuvre individuellement pour repousser l’inéluctable, voire le modifier ? Une forme de résistance, dont l’auteur – et son narrateur – s’empare, sans héroïsme grandiloquent mais avec intelligence, humanisme et une forme d’optimisme mélancolique – Wilson n’écrit pas des romans gais et ses personnages sont hantés par la tentation de l’échec, de la culpabilité. Tout comme dans Spin, on n’échappe pas à de fréquents rappels de « hard science ». Tant mieux : ils ancrent le récit dans un certain réalisme. Mais l’humain demeure toujours au centre d’une intrigue aux allures de thriller, où les révélations se succèdent up tempo.
Une lecture indispensable.

Boss


Planté au beau milieu d’un entrepôt désolé, un certain Tom Kane écoute sans broncher la litanie de symptômes qui l’attendent. Il lui reste cinq ans à vivre. Cinq années d’une lente descente aux enfers, où son corps l’abandonnera peu à peu, où sa mémoire se diluera dans les affres d’une maladie dégénérative. Le médecin, tenu au secret, quitte les lieux. Quinqua à la mâchoire carrée, le malade encaisse la nouvelle avant de s’effondrer une fraction de seconde et de se reprendre illico. Parce qu’il ne laissera pas tomber, Tom Kane, il ne lâchera rien, ne dira pas un mot sur la faiblesse majeure qui l’accablera d’ici peu. Ce n’est pas son genre. Il est maire de Chicago.
L’heure qui suit dresse le portrait d’un homme sans concession, leader manipulateur et violent, agrippé aux rênes de sa cité. Autour de lui, une éminence grise qui ne s’émeut pas de ses coups de gueule ; une assistante aussi glamour qu’improbable ; une épouse vouée au caritatif, glaciale, déterminée, aussi attachée au maintien de l’équipe municipale que détachée de son mari. Plus loin, mais tout près, une fille assistante sociale, prêtre et junkie ; elle passera le pilote à jouer au chat et à la souris avec daddy. On flaire les comptes à régler, le schéma du père accaparé par son métier, oublieux de ses gosses. Toutefois Boss met très vite les mains dans le cambouis politicard : derrière le discours méritocrate, les références émues aux pionniers se cache avec la discrétion d’un évêque dans un peep show toute la violence d’un édile lié aux mafias. Relation symbiotique volontaire ? La force de ce 1er segment est de ne pas prendre parti : faire tourner la boutique exige ces compromissions et on ne saura pas qui de l’ambition personnelle ou du service dû au public motive Tom Kane.
Quant à la métaphore médicale qui fonde la série, elle n’est certes pas très fine : la dégénérescence de l’homme comme de la cité est inéluctable et elle sera dévastatrice. Ok pour le message. Ce qui ne l’empêche pas d’être prometteuse : le voyeur qui sommeille en chacun de nous guette avec gourmandise les premiers symptômes, a fortiori leur manifestation publique. Reste à éviter le risque du bégaiement, de la redite. La brutalité uppercut, elle, a des airs de Scorcese et on prend la mouche un peu vite, sur les rives du lac Michigan. En fait, c’est tout le projet qui avance sur la corde raide : d’un côté le drame politique et la mise en image du pouvoir et de ses rouages, si elle n’est pas nouvelle, passionne ; de l’autre, les affres intimes de chaque protagoniste, les relations et leurs conflits pour l’heure esquissés sont trop clichés pour captiver : pas difficile de deviner où le scénario compte nous entraîner, du moins dans ses 1ers épisodes. Quant aux minorités de la 3e ville des USA, elles y sont souvent représentées avec une paresse qui frise l’insulte : les jeunes Noirs sont dealers, les Latinos sont de grandes gueules, les Indiens ne pensent qu’à la paix des Grands Anciens.
Co-producteur de cette série écrite par Farhad Safinia (qu’il ait co-écrit Apocalypto en dit long sur le rapport entre pouvoir et violence de Boss) van Sant délivre une réalisation elle aussi paresseuse, toute entière caméra à l’épaule - pour l’effet de réel sans doute. Exceptions notables : quelques gros plans bien choisis, une scène de sexe clipesque entre l’assistante - une survivante de la série teen Beverly Hills - et le challengeur du gouverneur, un beau gosse qu’on peine à imaginer dans ce rôle de prédateur. C’est que le casting est inégal et tente de se faire une place à l’ombre d’un immense Kelsey Grammer, impeccable dans le rôle titre, d’un crédible Martin Donovan, bras droit de mr le Maire. A eux deux ils sont la très belle surprise d’un pilote punchy, particulièrement bien monté, intrigant et prometteur malgré des poncifs pas toujours de très bon goût.

Replay


Replay, de Ken Grimwood - Point Seuil

Comme si souvent avec les thrillers, il s’avère bien difficile d’évoquer le récit sans dévoiler les moments clés de l’intrigue. Alors comment donner envie et partager le plaisir de lecture avec ses proches sans tout gâcher ? 

Sachez déjà que dans Replay, le narrateur, un journaliste radio un peu aigri, meurt d’une crise cardiaque à 43 ans. Ça lui prend à son bureau, alors que sa femme est à l’autre bout du film. Mais la mort n’est pas une solution viable, dans Replay. Notre héro se réveille donc dans sa chambre d’étudiant en 1963, à l’âge de 18 ans. Dès qu’il a compris et accepté cette situation parfaitement insolite, il décide d’en tirer avantage, quitte à remettre aux calendes grecques la recherche de la vérité. Ne connaît-il pas l’avenir comme personne autour de lui ? Il parie donc sur quelques courses de chevaux dont il a conservé le souvenir, des grands prix de légendes à l’issu inattendue, du moins pour le parieur moyen de l’époque. D’une course à l’autre, puis d’un match de base-ball à l’autre, Jeff engrange un petit pactole, avec la complicité de son co-turne. Lequel, bien sûr, ne cesse de s’étonner des performances hors-normes de cet ami bien mystérieux, pour ne pas dire inquiétant. 

Mais les paris sportifs, c’est sympa pour l’adrénaline, un peu moins pour s’assurer un avenir sous le soleil. D’autant plus que dans ce domaine, ses souvenirs s’assèchent vite. Jeff dès lors investira dans les sociétés industrielles qu’il saura promises à un avenir radieux - Apple, ça vous dit quelque chose ? 
Voilà pour l’aspect pratique de son aventure. L’auteur la mène avec maestria et un certain sens du détail qui crédibilise l’invraisemblable. Mais le plus saisissant n’est pas là : si notre aventurier malgré lui n’a rien oublié de son passé, il n’a pas non plus tiré un trait sur la femme qu’il a aimée avant de mourir, certes provisoirement, d’un infarctus. La (re)conquérir va s’avérer plus compliqué que d’emporter la mise sur une course hippique. D’ailleurs, cela est-il seulement souhaitable ? Avec la chance étrange qui lui est offerte Jeff réinvente sa vie affective et conjugale : pourquoi réitérer les mêmes erreurs ? 
Tout irait bien dans le meilleur des mondes revécus si seulement la mort ne survenait une fois de plus à 43 ans, à la même heure exactement, et ne renvoyait notre bonhomme plus de vingt ans plus tôt, à l’état d’étudiant. 
Retour à la case départ, donc. 
Sauf que cette fois, Jeff n’a pas le sentiment d’avoir vécu à côté de ses pompes. Bien au contraire : sa seconde vie - son premier replay - a été si riche, si féconde, si bien menée et si enthousiasmante qu’en perdre soudainement les fruits est une déchirure d’une cruauté telle que Jeff peinera à s’en relever. 
Car tout est effacé, à part dans sa mémoire. La femme qu’il a aimé ? Elle ne le connaît plus. L’enfant qu’il a eu ? Il n’existe pas. Les entreprises florissantes qu’il a montées ? Du vent. Tout est à refaire, à reconstituer. Mais comment s’y prendre lorsque l’on est plus le même homme, lorsque l’expérience ne permet plus de lire son existence avec un œil neuf, lorsque s’impose le pressentiment que tout cela va, une fois encore, être voué à disparaître ? Car combien de replay vont-ils se jouer de lui, moquer ses efforts ? Une infinité ? Ou bien sera-ce le dernier ? 

Sachez encore que l’auteur évite tous les pièges inhérents à son histoire : alors que le gimmick menaçait de créer la répétition de mêmes scènes un peu décalées, Grimwood prend à chaque replay des chemins radicalement différents. Une thématique geek donne même une épaisseur nouvelle au récit – et accessoirement a dressé les cheveux sur la nuque de votre serviteur. Quant à l’intrigue affective – à laquelle la thématique suscitée est intimement liée – elle prend bientôt une dimension qui laisse le lecteur sur la brèche. Le suspense naît peu à peu de la menace qui pèse sur le héros : comment tout reconstruire, d’un replay à l’autre et surtout, avec qui ? 
Bien que la tentation soit grande, tant le récit abonde d’idées géniales et émouvantes, je n’en dirai pas plus. 

Publié en 1987, à une époque où foisonnent au cinéma les voyages temporels et les récits switch of age * bien garnis de paradoxes comiques, ce roman d’une grande force émotionnelle choisit de suivre la piste mélancolique et passionnelle. Avec brio. Le roman fut un best-seller immédiat et, après des années à naviguer d’une production à l’autre, une adaptation sera bientôt mis en scène par Zemeckis – oui, celui de Retour vers le futur.** 
Difficile d’imaginer que Guillaume Musso n’ait pas lu et aimé ce roman, tant le point de départ, l’orientation romance de l’intrigue et les interrogations « philosophiques » qu’induit le gimmick du retour en arrière se rapprochent de son travail***. Mais là où le Français privilégie les coïncidences foudroyantes, les twists et multiplie les rebondissements de l’intrigue, Grimwood installe un personnage aussi crédible qu’attachant, choisit un réalisme qui valorise l’intensité des trouvailles scénaristiques, opte pour un style sobre qui n’exclut pas les moments de grâce. 
Seul bémol : les ellipses, de plus en plus nombreuses et amples à mesure que le roman file vers la fin, ont peiné à me rendre l’intensité des toutes dernières vies du narrateur, à sentir, éprouver le long fil du temps. 

 Sachez enfin que Replay est, vous l’aurez compris, un véritable bijou. 

Alors qu’il s’attelait à l’écriture d’une suite, Grimwood est mort en 2003. D’une crise cardiaque, évidemment. 

 *Back to the Futur, Groundhog Day, Like Father like Son, Big, 18 Again, Vice Versa…
** On parle de Ben Affleck désormais.
*** Depuis la rédaction de cette note, j'ai appris que Guillaume Musso est un fervent admirateur de ce roman et son ardent prescripteur. Qu'il n'en fasse pas mystère, bien au contraire, est tout à son honneur.