mardi 24 mai 2011

Un zombie dans mon salon




On occupe son lundi comme on peut. Pour moi, ce fut médecine chez le rabbin.
Faut dire que la nuit avait été bien remplie : depuis que je m’étais cogné le talon quelques heures plus tôt sur un trottoir parisien je me sentais un poil nauséeux.
Donc, la nuit.
Je me lève avec l’idée vague d’aller vomir. Me voilà au milieu du salon – les salons c’est sympa pour rendre un bon coup, j’imagine. Las : brusquement enveloppé d’un sinistre voile gris, je comprends que mon expédition n'ira pas bien loin.
Donc, le sol.
En un ultime sursaut d’intelligence (?) je décide de m’agenouiller. Ça ne sent pas trop l’héroïsme tout ça, je sais ; mais bon, si vous êtes déjà tombé de votre hauteur avec pour seule protection votre tête et une mince couche de derme vous savez de quoi je parle. À genoux. Je tente le coup avant d’être happé par l’inconscience.


Une éternité plus tard, je suis d'aplomb. Un voile gris, le même, épais. Flotter entre deux eaux, des eaux de poisse dont on aurait ôté toute couleur. Et une voix, là-bas, paniquée. :« Erik. Erik, réveille-toi. Erik, ERIK ! » C’est ma Douce. Malgré mon hébétude je comprends qu’elle est toute proche, de l’autre côté du miroir.
Je suis debout et elle me secoue. Elle me secoue et je lutte pour briser cette gangue. Je lutte et je lutte encore, j’ai l’impression tranchante comme le fil d’une lame que je vais mourir, si je ne sors pas de là je vais m’éteindre et elle aurait beau m’appeler, me secouer, me crier dessus ma Douce, j’y serai indéfiniment, ce sera la fin de toutes choses.


J’ai déjà fait ce cauchemar, trois ou quatre fois. Je suis conscient, mon environnement est réduit à ce que mes membres, mes sens paralysés me laissent en mesurer. Je pourrais être piégé dans l’étage oublié d’un immeuble en démolition. Et je sais que je dois m’éveiller vite, très vite avant de disparaître dans les décombres.
Mais ce n’est pas un cauchemar, non : cette fois j’y suis et jusqu’au cou. Si je veux quitter ce palier perdu entre deux mondes et dont un seul est accueillant, il faudra se battre.


Les couleurs m’enflamment enfin. Raide comme une statut, je n'ai pas quitté le salon, ma Douce me secoue et je suis là, un haut-le-cœur me soulève et je la supplie de me laisser m’asseoir. La sueur, la nausée très forte, les tremblements, les pleurs partagés. Je m’affale sur le canapé pour écouter la description toujours assez effrayante d’un homme trouvé à terre, émettant un long et puissant râle à réveiller le voisinage, son soudain sursaut, son regard vague et la crise de tétanie, son indifférence aux appels.

Un zombie dans le salon.


Dès lors notre nuit ne ressemblera plus à rien. Parfois vaincu par un sommeil tapissé de rêves glutineux, je m’éveillerai tous les quarts d’heure avec la trouille de retrouver cet étage inconnu de tous et dont les rares locataires sont promis à l’ensevelissement. Ma Douce me veillera et guettera les signes d’une rechute, hantée par la violence de l’expérience.


Le lendemain, visite chez le docteur. Mon pied n’est plus si douloureux, il n'a pas vilaine allure et la nausée, elle, persiste. Allez comprendre. Ce médecin, je ne le connais pas. On l'a choisi pour sa proximité. Téléphone à l'oreille il ouvre sa porte. Grande barbe blanche, parfaitement taillée : il pourrait sortir d’un fan club de ZZ-Top ou de la synagogue. Ce sera cette dernière option.
Un deux-pièces garni de poussière et de miettes, de livres en hébreu, de portraits de famille. Un lutrin jouxte une boîte à chapeau loubavitch. Avec ses vieux coussins de velours et la soie de son drap fleuri, la table d’auscultation tient du divan d’analyse. Seul un miracle maintient en place la tringle à rideaux victime d’une tempête intérieure. Du ruban adhésif imprimé colmate la fenêtre : « À détruire, À détruire, À détruire... » ; on se prend à souhaiter qu’il ne s’agit pas du patient. Une petite prière s’impose, on se dit qu’au moins elle sera, sinon entendue, du moins relayée.
Le rabbin est un homme doux. Il ne m’écoute pas, bien, sûr, mais quel médecin écoute vraiment ses patients ? Mon évanouissement de la nuit puis mon malaise sur le fauteuil de son cabinet l’étonnent car rien dans son examen de mon pied ne viennent les étayer. « Je crois que vous n'avez rien. » Ma tension est bonne, j’ai le pouls lent. C’est un homme de foi, c’est un homme de science : il me conseille de ne plus me déplacer sans avoir avalé un café sucré. « Il faudra tout de même faire une radio et un bilan sanguin. »


Heureusement que je ne sens plus grand-chose : à la manière dont s’y prend l’infirmière pour positionner le membre sous le faisceau radioactif j’aurais pu tomber dix fois dans les pommes. Le radiologue conclut : aucune fracture, pas la moindre fêlure visible. Rien, nibe, que dalle. Sans doute une élongation ligamentaire explique-t-elle la douleur. Le médecin était dans le vrai. Bon, moi je me serais bien passé de ces visites, hein : je suis hypocondriaque mais je n’ai rien pour les visites médicales. Des fois qu’on me trouverait des trucs graves…
Moralité : dans le genre petits maux, grands effets, je suis rentable. Autant dire que pour le trekking au Népal, je ne suis pas tout à fait au point. Ça tombe bien, le Népal je m’en fous un peu.

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