jeudi 27 mars 2014

La lettre qui allait changer le destin d'Harold Fry arriva le mardi... - Rachel Joyce ; trad. M. F. Girod




A la retraite depuis quelques mois, Harold Fry vient de recevoir la lettre d'adieu d'une collègue, disparue 20 ans plus tôt. Cette Queenie se meurt d'un cancer et se rappelle à son bon souvenir. Harry vit seul avec son épouse. Étrangers l'un à l'autre, ils ne se parlent plus ou presque. Une déchirure s'était ouverte entre eux, au moment même où Queenie avait quitté son boulot sans un mot d'explication. Pétri de remords, souffrant aussi d'une blessure jamais refermée – ses rapports distants avec son fils unique – Harry rédige une réponse laconique à Queenie et s'en va la poster à la boîte aux lettres la plus proche.
Il ne s'y arrêtera pas et prendra la décision de remettre en main propre la courte missive.
Mu par une force qu'il n'imaginait même pas posséder et qui n'est pas de la rage mais sans doute la volonté de faire quelque chose de sa vie, de réparer ce qui pourrait l'être, de rattraper le temps perdu en prenant justement son temps, Harry s'embarque dans une marche longue de 800 km. Seul. Du moins au début. En échange de cet effort il demande à Queenie de tenir bon. N'étant pas physiquement préparé à une telle aventure, inutile de dire que cela n'ira pas sans problèmes.

Hanté par des souvenirs qu'il est peu à peu contraint d'accepter, puis de convoquer pour en tirer toute la vérité, Harry mène bien évidemment un voyage vers lui-même. Au programme : ses échecs affectifs. Un fils qu'il n'a pas su aimer, une épouse dont il a semble-t-il définitivement perdu l'amour. Mais aussi des parents qui ne l'ont pas aimé quand ils ne l'ont pas tout simplement abandonné. Autant dire que Harold, naguère paisible représentant de commerce pour un brasseur, tire quelques casseroles après lui dont il n'avait pas voulu entendre le tintamarre tout le long d'une vie d'adulte sans histoire. Sans histoire ? Pas sûr.

Qu'est-il arrivé à son fils pour que leurs rapports se soient à ce point délités ? Quel événement a conduit vingt ans auparavant au départ précipité de Queenie, une démission éclair que Harry n'a jamais eu le courage de questionner, laissant une certaine forme de lâcheté défaire, là encore, les liens d'amitié qui l'unissaient à sa collègue ?
Des rencontres ponctuent sa marche, certaines décisives, d'autres plus anecdotiques. Chacune est l'occasion de s'ouvrir au monde et aux autres. Une initiation tardive, en quelque sorte.

Pendant ce temps, Maureen, l'épouse, souffre plus ou moins en silence. Cette maniaque du ménage qui a un beau jour décidé de faire chambre à part en vient elle aussi à expérimenter remords et regrets. La propreté, la pureté, même, de son intérieur reflète moins son innocence que sa volonté d'être irréprochable. Une apparence immaculée, obtenue à force d'heures d'efforts oublieux, qui dissimule mal sa souffrance, la vacuité d'une vie de mère qu'elle ne peut plus être, son fils étant adulte, d'une vie d'épouse dont elle conserve juste les attributs mais plus la fonction et encore moins les sentiments.
La relative légèreté qui introduit le roman et l'expédition improvisée de Harry laisse bientôt la place au drame que ne viennent pas gâcher quelques notes d'humour, des situations presque burlesques. Malgré un système convenu – un voyage initiatique rythmé de rencontres marquantes, de leçons de vie édifiantes, d'épreuves variées qui remettent en question ici et là la validité de l'entreprise – Rachel Joyce parvient dès les 1ères pages à émouvoir.
Elle fait de Harry un homme attachant, jouant avec l'apparente simplicité de ses motivations, de son caractère même, pour mieux démonter, plus tard, les mécanismes complexes de sa personnalité. Pour l'écrivain et le lecteur l'intérêt des personnages âgés tient dans le chemin parcouru et les pensées qui viennent interroger ce parcours : quelles erreurs a-t-on commises ? Doit-on nécessairement les répéter ? Reste-t-il seulement quelque chose à changer ?

Harry est l'antithèse du Beard de « Solaire » que je venais de terminer. Là où McEwan ne laissait que peu de chance de rédemption tant à son protagoniste principal qu'au monde dans lequel il évoluait, Joyce choisit l'empathie. Ce qui ne l'empêche aucunement de donner à voir, par instant, la bêtise d'une société dévolue aux joies du consumérisme ; elle y parvient à l'aide d'une économie de scènes qui impressionne. Mais son propos n'est à l'évidence pas là, toute préoccupée qu'elle est par le destin de ce retraité et de son couple.

Il y a une sorte de virtuosité dans cette apparente simplicité : celle du style – Marie-France Girod livre une traduction sans la moindre pesanteur – celle de l'histoire – un voyage en ligne presque droite. Une sobriété qui met en valeur une sensibilité admirable, une technique irréprochable où rien n'est de trop. Les métaphores sont d'une justesse élégante. Les quelques pages d'émerveillement pour la campagne anglaise, celle des bords de route, offrent des respirations qui donnent à comprendre le renouveau s'opérant chez Harry, lui qui n'a jadis connu lors de parcours semblables que l'habitacle de sa voiture.

Les rencontres sont étonnantes, sans verser dans un extraordinaire qui annulerait Harry et la modestie de sa personnalité. Joyce trouve chaque fois la juste mesure pour que les conversations et les événements troublent Harold puis Maureen sans les changer tout à fait, les poussant peu à peu à modifier leur vision du monde et de leur relation.

Certes, Joyce fait feu d'une manipulation un peu agaçante et déjà vue ailleurs, mais cette « malhonnêteté » est si évidente que je l'ai senti venir assez tôt dans le récit. C'est la partie mélo du roman, une violence où s'origine toute l'intrigue ; elle justifie le comportement étonnant du retraité – cette improbable randonnée vers une mourante. Mais on pourra arguer qu'elle sert le propos de Joyce et entretient une forme de suspense propre aux romans anglo-saxons, la tradition littéraire du récit feuilletonnant qui fait du moindre portrait psychologique un passionnant page turner. Et grâce à l'intelligence d'un auteur qui sait bouleverser à l'aide de mots simples et de personnages modestes, la mièvrerie que j'appréhendais au vu des prémices est à peu près inexistante.

Autant vous prévenir, on pleure beaucoup. Un roman magnifique.

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