dimanche 4 octobre 2009

Jonathan Strange & Mr Norrell


C’est quoi, de qui, chez qui ?

Jonathan Strange & Mr Norrell, de Susanna Clarke - Robert Laffont ; Livre de Poche



De quoi ça parle ?
Roman historique, comédie de mœurs, fantasy dix-neuvièmiste, roman d’apprentissage, récit d’une amitié, tableau d’un royaume à son zénith… Comment résumer ces 1200 pages ?

Je me lance (et tant pis pour les spoiler, vous êtes prévenus)

Début du XVIIIe siècle, en Angleterre. La magie a disparu du royaume depuis 300 ans et les guerres napoléoniennes battent leur plein.

Soudain se manifeste un magicien.

Un authentique magicien, et non l’un de ces innombrables universitaires qui se contentent de théoriser sans fin, le nez dans leur livre. Il s’appelle Norrell. Oh, il n’est pas très différent de ses « collègues » : un vieux garçon aux allures de rat de bibliothèque. Capable de pérorer pendant des heures, digressions comprises, sur l’authenticité de tel ou tel incunable.

Mais Norrell, lui, il pratique.

Et la magie de réapparaître avec pour seul et unique représentant, ce pâlichon Norrell que son domestique et conseiller, Childermass, va pousser vers Londres, vers le pouvoir.

Norrell travaille dès lors pour le gouvernement d’Angleterre et soutient, à l’aide de ses tours magistraux, l’effort de guerre.

Et ça marche plutôt bien !

Mais la magie ne fait pas que des heureux. L’ambition de Norrell l’a conduit à ramener d’entre les morts l’épouse d’un puissant ministre. Pour réaliser ce tour de force, il a invoqué une fée – un homme-fée, pour être exact. Lequel demande en échange de ce service que ladite épouse rejoigne toutes les nuits son royaume parallèle où elle sera condamnée, des années durant, à danser lors de sinistres bals célébrant massacres et coups de folies.


Malgré un pacte léonin passé entre Norrell et ses « collègues » d’Angleterre – ils abandonnent tout effort de recherche sur la question, sans même parler de s’y adonner un jour – apparaît un second magicien : Jonathan Strange. Cette fois, il s’agit d’un jeune aristocrate désœuvré, presque écervelé, sans passion. Un noble provincial et campagnard. Un « hasard » a mis la magie sur son chemin et Strange s’avère doué. Très doué.

A son tour de rejoindre Londres.

Sa rencontre avec Norrell est décisive pour les deux hommes. Contre toute attente, Norrell, ce barbon glacial, se prend d’amitié pour le jeune homme. Il va même jusqu’à lui ouvrir sa bibliothèque. Les progrès rapides de Strange intéressent au plus haut point le gouvernement, toujours aux prises avec la puissance napoléonienne. Le jeune prodige fait moins d’histoire que son aîné pour gagner le front. Aux côtés de Wellington, Strange accumule au cours de plusieurs années de conflit l’expérience et il multiplie les victoires.

L’heure est bientôt venue de rentrer en Angleterre. Mais le fougueux héritier acceptera-t-il de vivre sous la coupe – bienveillante mais un peu moisie – de Norrell ?

Pendant ce temps, le gentleman féérique ne s’est pas contenté de ravir, toutes les nuits, l’épouse d’un ministre : il s’en prend aussi à Stephen Black, un domestique noir qu’il trouve si raffiné, si élégant et si bon danseur qu’il décide d’en faire le roi d’Angleterre.

Ne reste plus qu’à supprimer l’actuelle tête couronnée…


C’est comment ?

D’une certaine manière, Strange & Norrell est un livre de la frustration. Celle du lecteur. Les événements tardent à se réaliser, l’attente est parfois si longue que leur réalisation déçoit. Les confrontations annoncées, anticipées avec gourmandise, peuvent se solder par un échange poli, empreint de ce flegme, de cette distance que Clarke a voulu mettre en scène dans ce long roman en forme de comédie de mœurs : l’éternel britannique, ce qui constitue l’identité de cette île à l’époque où elle était si sûre d’elle-même, centre du monde occidental que lui contestait l’empereur français.

Frustration encore, avec l’attente du retour de John Uskglass, le roi-corbeau, roi-magicien médiéval, maître du Nord de l’Angleterre et plus puissant enchanteur que la terre ait porté. Quand elle narre sa naissance et sa vie, Clarke en écrit des pages si belles et si lugubres qu’on espère beaucoup de son rétablissement sur le trône. Trop ?

S’il y a du spectaculaire dans ses pages, il se mérite. D’autant plus que nombre de ses témoins ne se départissent jamais de ce flegme, lequel rend toute manifestation magique sinon banale du moins contrariante. Comme un salon dérangé après le passage des invités ou un bref vertige en quittant le pub.

Qui plus est, Clarke tarde à rendre sympathique ses deux magiciens. Norrell est sentencieux, prétentieux et a un presse-papier à la place du cœur. Strange ? C’est un oisif qui ne sait pas apprécier son épouse à sa juste valeur et la modestie n’est pas son fort. Quant à la ménagerie de cour qui les entoure, elle ne donne guère envie de passer plus de cinq minutes à boire le thé en sa compagnie - et encore, si les scones sont bons.

C’est que toute la sympathie de Clarke va aux petites gens. Aux domestiques, aux mendiants, à ce monde oublié, méprisé des grands qui écrivent l’Histoire mais sans l’aide desquels ils seraient en vérité bien en peine d’en changer une ligne.

Ainsi Childermass, le conseiller et domestique de Norrell, presque un mentor qui ne sera jamais reconnu pour ce qu’il est vraiment.

Ainsi Stephen Black, le fils d’esclave africain, prisonnier du cruel et insane homme-fée. Son ensorcellement, sa rétention nocturne sous la forme d’homme-objet est la métaphore à peine voilée de sa condition d’homme de couleur en Angleterre.

Si le début du roman explore la vanité que trouve le petit personnel à servir des êtres parfois ignobles dans leur mépris, et en arrivent alors à leur ressembler, il s’en éloigne bientôt pour leur offrir de plus beaux rôles.

Impossible d’évoquer le livre sans un mot sur le style : celui d’une autre époque, sans doute celle de Jane Austen, l’auteur anglaise dont Clarke clame son admiration.

Les visions foisonnent, les moments de grâce abondent.

Son Angleterre est celle de la pluie et des frimas, du brouillard et de la neige. Même la chaleur de son Portugal – Strange s’y bat auprès de Wellington – peine à nous réchauffer. Mais tous ces paysages, dont Clarke est à l’évidence amoureuse, sont animés par le souffle discret de la magie.

Omniprésent, l’humour – un humour distancié, un brin moqueur – teinte les péripéties, les portraits.

Enfin, les notes de bas-de-page, copieuses, sont un régal quand elles reprennent par le détail telle ou telle manifestation surnaturelle évoquée dans le corps du texte.

Clarke a mis, dit-elle, dix ans à écrire « Strange & Norrell ».

La richesse de son roman est telle que je la crois volontiers.


En résumé :

c’est moins bien : beaucoup d’attente. Quelques frustrations, en particulier concernant le personnage dont l’ombre magistrale domine un tiers du roman : John Uskglass. Parfois décousu.


c’est bien : magnifiquement écrit. Le foisonnement de visions, de péripéties. Les portraits. L’enjeu même du roman : le retour de la magie en Angleterre, au XIXe siècle.

Un chef d' oeuvre.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Ce roman est entré dans mon top 5. Je l'aime tellement que j'ai le tatouage du Corbeau.

Erik Wietzel a dit…

Eh ben ! Tu es donc un fidèle d'Uskglass ! Je prendrai mes précautions, désormais :-)

Anonyme a dit…

Si tu ne l'as pas déjà lu... Tu aimeras peut-être La Cité des saints et des fous.

Erik Wietzel a dit…

C'est VanderMeer ? Le résumé (la couv' aussi d'ailleurs) m'avait tapé dans l'oeil à sa sortie. Hélas, pas le même succès - et de loin ! - que Clarke.

RobbyMovies a dit…

Bon bon bon, je note tout ça pour ma prochaine descente chez Gibert, hop !