dimanche 22 juillet 2012

Suite corse - 3




Boris regrette d’avoir emmené sa sœur avec  Bettina et lui. Olga lui rappelle combien sa vie fut pénible avant, quand il ne gagnait pas un sous et que l’avenir ressemblait à la Toungouska, après la chute de la météorite. Elle est tout l’opposé de Bettina, comme si on avait dû sacrifier l’une pour honorer l’autre. Bettina le rend fou. Elle est si mince et si hâlée, elle n’a presque pas de seins et ne sourit jamais. Ses yeux changent de couleur quand elle fait l’amour. Le soleil de Corse lui a rendu les tâches de rousseur qu’un hiver moscovite avait effacées.
Il l’a connue l’été précédent, sur le yacht d’un oligarque. Avec deux autres gardes, Boris assurait la sécurité des sorties en ville et, un soir à Monaco, Bettina était montée à bord pour faire des photos avec un ami du propriétaire. Elle semblait avoir autant d’amants que de paillettes dans le regard.
Ils avaient couché ensemble à demande du photographe : « Vous deux vous êtes faits l’un pour l’autre. » L’artiste avait shooté la scène et les images avaient disparu quelque part sur la Toile, sans doute sans grand succès car Boris avait eu du mal à maintenir son érection devant ce voyeur de Carlos.
Bettina, elle, n’a aucune pudeur. Elle se déshabille et s’allonge sans sourire, seuls ses yeux s’expriment et on ne peut résister à leur invite. L’histoire de la prostituée et du garde du corps a duré plus longtemps qu’une croisière, même si Bettina ne peut jouer les femmes fidèles bien longtemps. Boris a gagné assez d’argent pour offrir des vacances en France à elles deux. Il l’avait promis à sa sœur, célibataire depuis la mort de ses jumeaux et de leur père dans un attentat.
Boris voudrait quitter la terrasse du café, maintenant, mais Olga a toujours son carnet de mots croisés, elle aimerait terminer sa grille. C’est ridicule, les mots croisés. Comment peut-on se passionner pour une chose pareille ?
— Il me reste que trois mots. Vous m’aidez ?
Bettina hausse les épaules et boit une gorgée de Red Bull, Boris répond :
— Je suis nul, tu sais bien.
— Un mot en sept lettres : renoncement à ce qui vous importe.
Il voudrait la planter là et filer sur un hors-bord de location, faire l’amour en mer. En tant qu’aînée, Olga devrait les chaperonner mais Boris la materne presque malgré lui et elle lui fait honte avec ses rondeurs pâles, sa coupe de paysanne, ses vilaines robes et ses sandales mal taillées. Il lui a offert de plus belles chaussures, elle les remet toujours dans leur boîte après s’être plainte : « Elles me blessent. Et puis elles sont trop belles pour moi ». Ça, il ne peut pas prétendre le contraire. Sans un mot, Bettina écrase son paquet de cigarettes vide et se lève pour en acheter un autre ; ses jambes presque maigres s’élongent sous la minijupe, ses cheveux auburn glissent sur le caraco noir, flattent les reins. Elle marche avec aisance sur ses espadrilles à talons compensés. Les hommes la regardent, on ne peut pas faire autrement. Boris n’est pas jaloux, il est fier. Tout de même, il n’aimerait pas qu’on la drague devant lui, il le prendrait mal, il ferait une connerie : il est toujours armé, même quand il ne bosse pas, même en vacances. Et en vacances, il lui arrive de boire.
La Hongroise partira un jour, il le sait. Elle ne s’éloignera pas : elle s’évanouira après l’avoir blessé telle une rusalka et rien ne pourra la retenir, rien ne pourra la ramener. Il n’aura plus aucune nouvelle d’elle et il pourra prier, prier, prier, elle ne sera plus qu’un souvenir. Y penser lui tord le ventre. Il ne veut plus être seul, jamais. Il ne veut plus être sans Bettina.
Abandon, dit soudain Boris.
— Quoi ?
— En sept lettres : abandon.
Olga retourne sur sa grille, griffonne.
— Merde, c’est ça, Boris. Eh, tu n’es pas si nul !
— De la chance, réplique-t-il en regardant la poussière que les pas de Bettina a soulevée. De la chance, rien de plus.

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