Après trois épisodes de la série Downtown Abbey, difficile de ne pas être élogieux.
Ecriture, casting, direction d'acteurs, soin accordé aux détails artistiques... C'est carton plein.
Et cette capacité à créer très vite un choeur de personnages à la fois cernées et en nuances, au gré des innombrables incidents : très très fort. Evidemment, on pense aux Vestiges du Jour et surtout à Gosford Park, écrit par le même Julian Fellowes (Oscar du meilleur scénario en 2002 et co-auteur de The Tourist, le blockbuster avec Jolie et Depp). Lequel scénariste est aussi comédien, réalisateur et représentant conservateur à la Chambre des Lords. Tant qu'à faire...
Détail amusant, l'une des femmes de chambre n'est autre que la wildlings que capture Jon Snow dans Game of thrones. Et une authentique aristocrate écossaise : Rose Eleanor Arbuthnot-Leslie.
Je n'irai pas jusqu'à dire que ça me passionne à chaque minute ou ne m'irrite jamais - la brève tirade sur la nécessité économique et humaine (!) de laisser un valet vous servir... servilement est dure à avaler.
Mais j' ai trouvé à ces 3 premiers numéros une grande classe.
dimanche 1 juin 2014
samedi 24 mai 2014
lundi 31 mars 2014
HANNA - Chemical Brothers
A Saint-Malo, on a la chance de recevoir les chaînes anglaises, grâce au relais de Jersey.
Samedi soir, j'ai regardé Hanna, un drôle d'action movie. L'excellente idée du film, en plus de mettre en vedette les très intenses Saoirse Ronan et Cate Blanchette - Eric Bana est pour une fois à peu près inexistant - fut de choisir les Chemical Brothers pour illustrer la bande-son. Pour être franc, je n'en savais rien durant le spectacle tout en m'étonnant des parties electros de la BO.
Swap - Antony Moore ; trad. Jean Esch
Description de l'éditeur :
Un simple échange entre enfants. Pas un timbre-poste, ni un jouet, ni un autocollant. Une BD, échangée contre un banal tuyau en plastique. Un acte anodin au départ. Mais avec le temps, le Superman numéro un a pris une immense valeur. Et Harvey, devenu libraire, de bandes dessinées justement, ne rêve que de le récupérer. C'est même une obsession, le seul but de sa vie d'adolescent attardé : retrouver ce comic rarissime... Mais après toutes ces années d'attente, son scénario longuement mûri va dérailler, et il se retrouvera pris dans un imbroglio impitoyable.
Voilà une comédie noire, dont la traduction de Jean Esch, spécialiste du thriller et que j'ai "rencontré" avec les ouvrages de Clive Barker et Patricia Cornwell, rend joliment les métaphores, la légèreté de ton, l'apathie un peu bougonne de son protagoniste principal : Harvey Briscow. On sourit beaucoup, on s'inquiète un peu. Et au bout d'un moment, on se demande où l'auteur veut en venir. Car le roman n'est pas exempt de maladresses, voire de faiblesses qui m'ont distrait de l'intrigue.
Moore impose à Harvey un comportement qui est une ficelle habituelle, et un peu lassante, de certains thrillers : plutôt que de rapporter aux autorités un meurtre, le protagoniste perd les pédales en décidant de garder pour lui sa macabre découverte, tout en conservant assez de lucidité pour dissimuler toute trace de sa présence sur les lieux. Le récit commence avec une certaine mesure de réalisme, de vérité même dans le portrait de sa galerie de loosers - Harvey retrouve d'anciens lycéens lors d'une réunion annuelle dans une ville de Cornouailles - pour l'abandonner quand cela semble l'arranger. J'ai fini par accepter me trouver dans une pure comédie mais ce renoncement n'a pas été sans dommage pour l'intérêt porté à l'intrigue elle-même. Comme si le décalage entretenu entre le comique et la situation plus dramatique ne fonctionnait plus passées les deux tiers du roman - 2/3, c'est déjà pas mal me direz-vous.
Autre petit regret : après un long moment, l'auteur qui avait jusque là suivit Harvey et lui seul, adopte un nouveau point de vue, le temps de quelques paragraphes. Un changement pas très heureux, déstabilisant mais de manière involontaire - mais où était l'éditeur ?
Au début plutôt sympathique, Harvey Briscow s'avère peu à peu minable et un singulier suspense naît progressivement : Moore parviendra-t-il à lui accorder un peu de crédit ou bien l'enfoncera-t-il toujours plus loin dans une beaufitude exaspérante ? En fait, Harvey n'évoluera pas de toute sa brève et traumatisante mésaventure. L'amour ni l'expérience de la mort ou l'exercice du mensonge ne le feront évoluer. Changer plus longuement et plus souvent de point de vue n'aura pas été une mauvaise idée. Mais peut-être Moore voulait-il simplement décrire les effets délétères de la bêtise lorsqu'elle s'avère constante. Finalement, McEwan ne fait pas autre chose avec le Mike Beard de Solaire.
Ne vous méprenez pas, Swap est divertissant, en grande partie grâce à sa légèreté, son invention comique - les rapports entre le héros, patron d'une boutique de comics, et son employé m'ont d'ailleurs fait penser à celles qu'entretient le personnage du "Haute-Fidélité" de Nick Hornby avec son propre vendeur. C'est un premier roman et il y a en germe une verve noire et moqueuse qui ne demande qu'à être développée le long d'une intrigue moins convenue.
Un simple échange entre enfants. Pas un timbre-poste, ni un jouet, ni un autocollant. Une BD, échangée contre un banal tuyau en plastique. Un acte anodin au départ. Mais avec le temps, le Superman numéro un a pris une immense valeur. Et Harvey, devenu libraire, de bandes dessinées justement, ne rêve que de le récupérer. C'est même une obsession, le seul but de sa vie d'adolescent attardé : retrouver ce comic rarissime... Mais après toutes ces années d'attente, son scénario longuement mûri va dérailler, et il se retrouvera pris dans un imbroglio impitoyable.
Voilà une comédie noire, dont la traduction de Jean Esch, spécialiste du thriller et que j'ai "rencontré" avec les ouvrages de Clive Barker et Patricia Cornwell, rend joliment les métaphores, la légèreté de ton, l'apathie un peu bougonne de son protagoniste principal : Harvey Briscow. On sourit beaucoup, on s'inquiète un peu. Et au bout d'un moment, on se demande où l'auteur veut en venir. Car le roman n'est pas exempt de maladresses, voire de faiblesses qui m'ont distrait de l'intrigue.
Moore impose à Harvey un comportement qui est une ficelle habituelle, et un peu lassante, de certains thrillers : plutôt que de rapporter aux autorités un meurtre, le protagoniste perd les pédales en décidant de garder pour lui sa macabre découverte, tout en conservant assez de lucidité pour dissimuler toute trace de sa présence sur les lieux. Le récit commence avec une certaine mesure de réalisme, de vérité même dans le portrait de sa galerie de loosers - Harvey retrouve d'anciens lycéens lors d'une réunion annuelle dans une ville de Cornouailles - pour l'abandonner quand cela semble l'arranger. J'ai fini par accepter me trouver dans une pure comédie mais ce renoncement n'a pas été sans dommage pour l'intérêt porté à l'intrigue elle-même. Comme si le décalage entretenu entre le comique et la situation plus dramatique ne fonctionnait plus passées les deux tiers du roman - 2/3, c'est déjà pas mal me direz-vous.
Autre petit regret : après un long moment, l'auteur qui avait jusque là suivit Harvey et lui seul, adopte un nouveau point de vue, le temps de quelques paragraphes. Un changement pas très heureux, déstabilisant mais de manière involontaire - mais où était l'éditeur ?
Au début plutôt sympathique, Harvey Briscow s'avère peu à peu minable et un singulier suspense naît progressivement : Moore parviendra-t-il à lui accorder un peu de crédit ou bien l'enfoncera-t-il toujours plus loin dans une beaufitude exaspérante ? En fait, Harvey n'évoluera pas de toute sa brève et traumatisante mésaventure. L'amour ni l'expérience de la mort ou l'exercice du mensonge ne le feront évoluer. Changer plus longuement et plus souvent de point de vue n'aura pas été une mauvaise idée. Mais peut-être Moore voulait-il simplement décrire les effets délétères de la bêtise lorsqu'elle s'avère constante. Finalement, McEwan ne fait pas autre chose avec le Mike Beard de Solaire.
Ne vous méprenez pas, Swap est divertissant, en grande partie grâce à sa légèreté, son invention comique - les rapports entre le héros, patron d'une boutique de comics, et son employé m'ont d'ailleurs fait penser à celles qu'entretient le personnage du "Haute-Fidélité" de Nick Hornby avec son propre vendeur. C'est un premier roman et il y a en germe une verve noire et moqueuse qui ne demande qu'à être développée le long d'une intrigue moins convenue.
jeudi 27 mars 2014
La lettre qui allait changer le destin d'Harold Fry arriva le mardi... - Rachel Joyce ; trad. M. F. Girod
A la retraite
depuis quelques mois, Harold Fry vient de recevoir la lettre d'adieu
d'une collègue, disparue 20 ans plus tôt. Cette Queenie se meurt
d'un cancer et se rappelle à son bon souvenir. Harry vit seul avec
son épouse. Étrangers l'un à l'autre, ils ne se parlent plus ou
presque. Une déchirure s'était ouverte entre eux, au moment même
où Queenie avait quitté son boulot sans un mot d'explication. Pétri
de remords, souffrant aussi d'une blessure jamais refermée – ses
rapports distants avec son fils unique – Harry rédige une réponse
laconique à Queenie et s'en va la poster à la boîte aux lettres la
plus proche.
Il ne s'y
arrêtera pas et prendra la décision de remettre en main propre la
courte missive.
Mu par une
force qu'il n'imaginait même pas posséder et qui n'est pas de la
rage mais sans doute la volonté de faire quelque chose de sa vie, de
réparer ce qui pourrait l'être, de rattraper le temps perdu en
prenant justement son temps, Harry s'embarque dans une marche longue
de 800 km. Seul. Du moins au début. En échange de cet effort il
demande à Queenie de tenir bon. N'étant pas physiquement préparé
à une telle aventure, inutile de dire que cela n'ira pas sans
problèmes.
Hanté par
des souvenirs qu'il est peu à peu contraint d'accepter, puis de
convoquer pour en tirer toute la vérité, Harry mène bien
évidemment un voyage vers lui-même. Au programme : ses échecs
affectifs. Un fils qu'il n'a pas su aimer, une épouse dont il a
semble-t-il définitivement perdu l'amour. Mais aussi des parents qui
ne l'ont pas aimé quand ils ne l'ont pas tout simplement abandonné.
Autant dire que Harold, naguère paisible représentant de commerce
pour un brasseur, tire quelques casseroles après lui dont il n'avait
pas voulu entendre le tintamarre tout le long d'une vie d'adulte sans
histoire. Sans histoire ? Pas sûr.
Qu'est-il
arrivé à son fils pour que leurs rapports se soient à ce point
délités ? Quel événement a conduit vingt ans auparavant au
départ précipité de Queenie, une démission éclair que Harry n'a
jamais eu le courage de questionner, laissant une certaine forme de
lâcheté défaire, là encore, les liens d'amitié qui l'unissaient
à sa collègue ?
Des
rencontres ponctuent sa marche, certaines décisives, d'autres plus
anecdotiques. Chacune est l'occasion de s'ouvrir au monde et aux
autres. Une initiation tardive, en quelque sorte.
Pendant ce
temps, Maureen, l'épouse, souffre plus ou moins en silence. Cette
maniaque du ménage qui a un beau jour décidé de faire chambre à
part en vient elle aussi à expérimenter remords et regrets. La
propreté, la pureté, même, de son intérieur reflète moins son
innocence que sa volonté d'être irréprochable. Une apparence
immaculée, obtenue à force d'heures d'efforts oublieux, qui
dissimule mal sa souffrance, la vacuité d'une vie de mère qu'elle
ne peut plus être, son fils étant adulte, d'une vie d'épouse dont
elle conserve juste les attributs mais plus la fonction et encore
moins les sentiments.
La relative
légèreté qui introduit le roman et l'expédition improvisée de
Harry laisse bientôt la place au drame que ne viennent pas gâcher
quelques notes d'humour, des situations presque burlesques. Malgré
un système convenu – un voyage initiatique rythmé de rencontres
marquantes, de leçons de vie édifiantes, d'épreuves variées qui
remettent en question ici et là la validité de l'entreprise –
Rachel Joyce parvient dès les 1ères pages à émouvoir.
Elle fait de
Harry un homme attachant, jouant avec l'apparente simplicité de ses
motivations, de son caractère même, pour mieux démonter, plus
tard, les mécanismes complexes de sa personnalité. Pour l'écrivain
et le lecteur l'intérêt des personnages âgés tient dans le chemin
parcouru et les pensées qui viennent interroger ce parcours :
quelles erreurs a-t-on commises ? Doit-on nécessairement les
répéter ? Reste-t-il seulement quelque chose à changer ?
Harry est
l'antithèse du Beard de « Solaire » que je venais de
terminer. Là où McEwan ne laissait que peu de chance de rédemption
tant à son protagoniste principal qu'au monde dans lequel il
évoluait, Joyce choisit l'empathie. Ce qui ne l'empêche aucunement
de donner à voir, par instant, la bêtise d'une société dévolue
aux joies du consumérisme ; elle y parvient à l'aide d'une
économie de scènes qui impressionne. Mais son propos n'est à
l'évidence pas là, toute préoccupée qu'elle est par le
destin de ce retraité et de son couple.
Il y a une
sorte de virtuosité dans cette apparente simplicité : celle du
style – Marie-France Girod livre une traduction sans la moindre
pesanteur – celle de l'histoire – un voyage en ligne presque
droite. Une sobriété qui met en valeur une sensibilité admirable,
une technique irréprochable où rien n'est de trop. Les métaphores
sont d'une justesse élégante. Les quelques pages d'émerveillement
pour la campagne anglaise, celle des bords de route, offrent des
respirations qui donnent à comprendre le renouveau s'opérant chez
Harry, lui qui n'a jadis connu lors de parcours semblables que
l'habitacle de sa voiture.
Les
rencontres sont étonnantes, sans verser dans un extraordinaire qui
annulerait Harry et la modestie de sa personnalité. Joyce trouve
chaque fois la juste mesure pour que les conversations et les
événements troublent Harold puis Maureen sans les changer tout à
fait, les poussant peu à peu à modifier leur vision du monde et de
leur relation.
Certes, Joyce
fait feu d'une manipulation un peu agaçante et déjà vue ailleurs,
mais cette « malhonnêteté » est si évidente que je
l'ai senti venir assez tôt dans le récit. C'est la partie mélo du
roman, une violence où s'origine toute l'intrigue ; elle justifie le comportement étonnant du retraité – cette improbable
randonnée vers une mourante. Mais on pourra arguer qu'elle sert le propos de Joyce et entretient une forme de suspense propre aux romans
anglo-saxons, la tradition littéraire du récit feuilletonnant qui
fait du moindre portrait psychologique un passionnant page
turner. Et grâce à l'intelligence d'un auteur qui sait
bouleverser à l'aide de mots simples et de personnages modestes, la
mièvrerie que j'appréhendais au vu des prémices est à peu près
inexistante.
Autant vous
prévenir, on pleure beaucoup. Un roman magnifique.
jeudi 20 mars 2014
Solaire - Ian McEwan ; traduction France Camus-Pichon
Description
de l'éditeur :
Michael Beard a atteint une cinquantaine plus que mûre. Il est chauve, rondouillard, dénué de toute séduction et, au moral, il ne vaut guère mieux. Mais il a dans le temps obtenu le prix Nobel de physique ; depuis lors il se repose sur ses lauriers et recycle indéfiniment la même conférence, se faisant payer des honoraires exorbitants. En même temps, il soutient sans trop y croire un projet gouvernemental à propos du réchauffement climatique. Quant à sa vie privée, elle aussi laisse à désirer. En coureur de jupons invétéré, Beard voit sa cinquième femme lui échapper. Alors qu'il ne croyait plus se soucier d'elle, le voilà dévoré de jalousie. Bientôt, à la faveur d'un accident, il pense trouver le moyen de surmonter ses ennuis, relancer sa carrière, tout en sauvant la planète d'un désastre climatique. Il va repartir de par le monde, à commencer par le pôle Nord? À travers les mésaventures de ce prédateur narcissique, incapable de se contraindre, Ian McEwan traite des problèmes les plus actuels. Et sur ces sujets très sérieux, il parvient à nous fait rire. Voici peut-être le roman le plus comique, le plus intelligent, le plus narquois de cet auteur, l'un des plus grands en Angleterre aujourd'hui.
Une fois
encore McEwan nous présente des personnages fort peu sympathiques, à
moins d'aimer la couardise, la prétention, le mensonge, la cruauté,
la violence faite aux plus faibles, l'égoïsme. Ainsi, Beard n'a
rien pour lui sinon de cumuler des défauts qui nous le rendent aussi
vivant qu'odieux, et parfois, soyons honnêtes, proche de nous.
Oui,
l'auteur tend nous durant 350 pages un miroir à peine grossissant,
il ne se fait pas prier et reste planté là, sa tête passant sur le
côté du cadre histoire de lire la nôtre, de tête, d'en croquer
les traits, les mimiques et d'interpréter ensuite tout le réseau de
non-dits, de décrypter et décrire l'univers malingre, ratatiné
d'avoir nourri tant d'ingratitude envers nos prochains.
Beard c'est
souvent nous, même si les récipiendaires d'un Nobel de physique ne
sont guère nombreux parmi les lecteurs de McEwan. Satiriste,
l'écrivain n'hésite pas non plus à se mettre en scène, à en
croire ses propos lus ailleurs sur la toile. Le séminaire écolo où
artistes et scientifiques sont conviés à échanger autour du
réchauffement climatique et de toutes ces sortes de choses, cette
improbable aréopage fourré dans un navire polaire, McEwan l'a vécu.
Ce qu'il raconte du désordre croissant – cette fameuse entropie
chère à la thermodynamique*– dans le vestiaire où sont déposées
parkas et protections contre le froid après chaque sortie, alors
même que les séminaristes s'essaient à mettre de l'ordre dans
leurs idée et dans le monde, ce foutoir plein du mépris inconscient
d'autrui McEwan l'a expérimenté. Tout comme l'épisode fort drôle
du paquet de chips : une anecdote que Beard racontera à son
auditoire lors d'une conférence pour s'entendre dire, quelques
minutes plus tard, que cette mésaventure n'est rien de plus qu'une
légende urbaine. McEwan réinvente ainsi en fiction une accusation
de plagiat qui lui a été adressée quelques années auparavant dans
des circonstances proches.
L'auteur
fait donc feu de tout bois, n'hésitant pas à tailler dans sa propre
forêt.
Peu importe
au bout du compte, car c'est plus Beard que son créateur qui nous
passionne avec un frisson de léger dégoût.
Toutes les
bonnes résolutions de Beard, car il en produit régulièrement avec
un mélange de mauvaise foi, d'aveuglement et de bonne conscience
acheté à moindre prix, se heurtent au mur de la velléité.
Quelles
sont les forces à l’œuvre, qui ont sapé la motivation et
entretenu la paresse intellectuelle d'un jeune homme jadis brillant,
et enflent continument son ego en le persuadant qu'il a raison de se
comporter si mal avec son entourage ? Ou peut-être, quelle
sont les forces qui ne l'ont jamais permis d'être autre chose qu'un
adolescent imbu de lui-même, un éternel gamin qui n'a d'égard pour
autrui que les services qu'ils voudront bien lui rendre. La réponse
est heureusement multiple et sans doute la problématique
concerne-t-elle beaucoup d'entre nous : difficile de ne pas
trouver chez soi au moins l'un des travers de Beard et au moins l'une
des solutions qu'il a inventées pour (ne pas) y remédier. Au
hasard : vouloir réformer voire sauver le monde mais s'avérer
incapable de s'occuper des siens.
Comme
ailleurs (toujours ?) chez l'auteur, les difficultés du couple
ne sont jamais bien loin du centre de l'intrigue. La force des
malentendus et des médisances exploite les moindres failles pour
abattre les chances de réconciliations : communiquer et
communiquer bien semble être un mirage. Chaque homme est une
forteresse déliquescente dont les murailles seraient envahies et
sapées par le lierre des relations hypocrites, intéressées, ou au
mieux mal comprises. Notre solitude est irrémissible.
McEwan enrobe ce portrait
d'une intrigue documentée, d'un chapelet de péripéties et d'une
bonne dose d'humour noir. Une authentique comédie dramatique, tirant
vers la farce, dotée de quelques plaisantes remarques sur le
réchauffement climatique et la façon dont nous nous colletons au
problème.
La
traduction de France Camus-Pichon montre
un style sobre, direct mais jamais simpliste, plutôt avare de
dialogues et toujours précis.
L'auteur
conclut sa fable avec une fin morale en forme de punition pour celui
qui n'aura cessé de préparer l'irréparable, de piétiner ses
semblables jusqu'à rire, s'il le faut – et cette nécessité naît
de la survie de l'orgueil – de ses propres maladresses,
insuffisances ou, plus rarement, de ses erreurs. C'est dommage :
la réalité, et donc d'une manière assez sûre la vérité, sait
très bien épargner les ordures.
mercredi 12 mars 2014
Ne Cherche pas à savoir, Nicom - la studio session
Ou la session studio, comme on veut :-)
Libellés :
musique,
My Major Company,
Ne cherche pas à savoir,
Nicom
samedi 8 mars 2014
American Bluff - David O. Russell
Attention, spoilers, un peu.
Sidney
Prosser (Amy Adams) et Irving Rosenfeld (Christian Bale) se sont
rencontrés lors d'une party et ont découvert leur passion commune
pour Duke Ellington. En pleine vague disco, ce raffinement n'annonce
rien de leur passé ni de leurs facultés. Car l'un et l'autre sont
des survivants. En plus de détenir une chaîne de pressing, Irving
deale de faux tableaux de maître et prête l'argent qu'il n'a pas à
des emprunteurs aux abois.
C'est un
arnaqueur.
Sidney qui a
cherché à New York un antidote à son destin malade rejoint l'homme
et sera désormais une pièce maîtresse de ses mises en scène :
aussi glamour que Rosenfeld est banal, il lui suffira de se
transformer en aristocrate britannique pour convaincre les éventuels
gogos indécis de plonger.
Les affaires
du duo tournent à plein régime jusqu'au jour où un agent du FBI,
Richie DiMaso (Brad Cooper), les piège. Fin de partie et début des emmerdes. Le flic leur
propose un marché : l'immunité contre quatre flagrants
délits de corruption qu'ils auront contribué à révéler. Car le
jeune officier est ambitieux et prêt à pousser n'importe quel élu
à la faute. Leur arrestation seront les marches de sa promotion.
Faut-il fuir
ou accepter le deal ? Au grand dam d'Adams, l'existence d'un fils
adoptif et d'une épouse capricieuse et imprévisible dans la vie de Bale élimine
bien vite tout velléité de fuite. Il faudra donc collaborer.
Première
cible, Carmine Polito (Jeremy Renner) le jeune maire d'une cité du
New Jersey aux portes de NY, aimé de tous. Mais ce père de famille
qui ne songe qu'à reconstruire la ville-casino Atlantic City refuse
la mallette bourrée de billets qu'on lui propose. Il a beau côtoyer la Mafia, il ne
mange pas de pain-là – pas encore. Dommage, car des caméras
cachées montées par le FBI dans la suite d'un palace s'apprêtait à
enregistrer le forfait. En cause, la maladresse du flic – il a
investi pour l'occasion une nouvelle identité : il est l'intermédiaire d'un cheik que
les investissements sur le territoire américain intéresseraient.
Il faudra
toute la ruse et le bagou d'Irving pour convaincre l'élu d'accepter in fine la proposition malhonnête.
C'est ici que
débute l'histoire de ce trio rassemblé sous la double contrainte de
la survie et de l'ambition. Une histoire qui tient de la fable morale
et de la romance.
Le scénario
est inspiré de faits réels, comme l'annonce brièvement un carton
au début du métrage. Il s'agit en fait de l'Abscam, un plan monté
par le FBI pour coincer des représentants du Congrès. Leur pièce
maîtresse était justement cet arnaqueur confondu et dont
l'acquittement était conditionné à l'aide qu'il apporterait au
Bureau pour confondre des politiciens. Eric Warren Singer en avait
écrit une 1ère mouture. Une fois attaché au projet, David O.
Russell s'est ingénié à lui conférer les atours de la comédie
dramatique, où les personnages évoluent sans cesse entre la
caricature et la profondeur.
Il s'est
entouré d'un casting de 1er ordre, un quatuor nominé aux Oscars, la
2e fois qu'un tel événement se produit depuis 1981 – la 1ère
était avec le métrage précédent de Russell. On a beaucoup parlé
des kilos pris par Christian Bale pour incarner Irving Rosenfeld, un
transformisme dont il est désormais familier – on se souvient de
sa silhouette famélique dans The Mechanist. Quant à Brad Cooper,
les journalistes n'ont eu de cesse de le questionner sur ses
bouclettes, comme si elles tenaient lieu de génie de l'acting.
Mais
si l'un et l'autre sont parfaits dans leur rôle, ce sont les femmes
qui l'emportent ici haut la main.
A l'instar de
Cooper, Jennifer Lawrence jouait déjà dans le précédent métrage
de Russell, Happiness therapy. Elle y interprétait le rôle
principal auprès de Cooper. Cette fois, elle est une jeune mère
instable, dépressive et manipulatrice. Son mariage, fondé sur la
volonté de Bale de protéger à tout prix son fils adoptif, est un
échec. Bale attendait autre chose de cette relation ? Lawrence
hausse les épaules et la résume à ces quelques mots : « on
s'engueule puis on baise, c'est comme ça qu'on a toujours
fonctionné ». Mais surtout, Lawrence est aussi folle
qu'inconséquente et colérique. Mettre le feu à sa maison n'est pas
un souci. Très vite elle incarne à elle seule l'inquiétude
croissante qui entoure les opérations du trio : parce qu'elle a
volé une conversation téléphonique entre Bale et Cooper,
Lawrence menace constamment son époux de mettre à bas sa couverture
auprès de la Mafia. L''Honorable Société est en effet très vite
intéressée par les investissements du « cheik » :
Atlantic city et les casinos, c'est son terrain de jeux bien sûr. La
détestation de Lawrence pour Adams, qu'elle comprend être la
maîtresse de son mari, envenime les relations avec un homme dont
elle ne veut pas se séparer, malgré tout ce qui les éloigne.
Bien qu'un
peu jeune pour le rôle, l'actrice convainc en bombe – sexuelle –
à retardement.
Et puis il y
a Amy Adams. Je l'avais déjà remarquée dans The Master : elle
y jouait l'épouse dévouée et plutôt discrète du gourou. Ce qui
n'empêchait pas son personnage très bcbg d'éclairs d'affirmation,
d'autorité et de manipulation dans ses trop rares interventions à
l'écran. En quelque sorte la femme de l'ombre sans laquelle la
réussite de son mari serait un rêve un peu vain.
Ici elle
interprète de nouveau la complice indispensable, celle qui permet
aux arnaques, mais aussi à la vie affective de Bale de franchir un
cap décisif. À moins que cela ne soit l'inverse. Car qui mène la
danse ? Difficile à dire jusqu'au moment où le système
bascule et entraîne le couple entre les mains du FBI et le rapproche
dangereusement de la Mafia. C'est alors Sydney qui prend les choses
en main. Qu'elle soit glamour en diable ou proie effrayée, voire les
deux en même temps, elle secoue le spectateur, sans que ce dernier,
manipulé tout autant que les hommes à l'écran, sache jamais quel
jeu joue la jeune femme.
Est-elle
amoureuse du federal ? Préfère-t-elle toujours son
arnaqueur ? Ne songe-t-elle plutôt qu'à songer sa peau aux
dépends de tous ?
La scène
qui annonce la rédition des arnaqueurs à l'agence gouvernementale
est animée par le calme noir, déterminé dans son effroi, d'Adams.
Sans maquillage, illuminée d'un bleu sans concession, épuisée par
trois jours de garde à vue elle bouleverse lorsqu'elle annonce que
désormais, elle ira jusqu'au bout. Au bout de l'opération imposée
par l'agent du FBIl, au bout de leur système d'arnaque, au
bout de tout, même si cela signifie séduire le flic qui les a
piégés. Une décision en mémoire de son amour perdu – elle
n'aura de cesse de reprocher à Bale son mariage.
Le film peut
alors glisser dans le drame.
L'east coast
en 78, les petites arnaques, la bande son semée de pistes 70's, le
ton proche de la comédie : le projet aurait fait le bonheur du
Soderberg de The Limey, Loin des Yeux, voire Ocean's Eleven. On
imagine aussi quel film Scorcese aurait composé sur cette trame :
les mouvements d'appareil virtuoses, la violence froide et outrée,
les effets de montage ; ou même Tarentino – Jackie Brown
n'est pas très loin après tout de ce schéma d'arnaque menée par
une femme aux abois sous les auspices du FBI.
Russell
fourbit même un DeNiro en tueur à gage, dont l'apparition suffit à
convaincre le spectateur de l'extrême péril dans lequel s'est
fourré le couple (ce n'est pas DeNiro que l'on voit, ni même son
personnage mais des décennies de filmographie, en un sous-texte
aussi tacite qu'éloquent).
Mais ces
réalisateurs seraient-ils parvenus à ce niveau d'intensité avec
les personnages, à ce degré d'empathie ? Auraient-ils maîtrisé
cet aller-retour incessant entre drame et comédie ? La
réalisation de Russell, sans esbroufe, soutenue par une photographie
dont le grain et la palette rappellent les émulsions 70's, est très
souvent au plus près des visages et contribue à faire d'American
Bluff une totale réussite.
jeudi 27 février 2014
Supercondriaque - Dany Boon.
Il y a des
jours comme ça où le monde conspire contre vous. Après des
tracasseries administratives, un verre brisé, des péripéties
informatiques il s'agissait de se distraire au cinéma et utiliser nos
tickets qui arrivaient à échéance ce soir-là. Notre choix :
Grand hôtel Budapest. Je n'avais encore rien vu de Wes Anderson
sinon quelques minutes d'un DVD qui avait conservé ses trésors
aquatiques pour cause de rayures irréductibles. Mais à l'heure de
la séance, la salle était déjà complète. Faute de grives...
Nous nous sommes tournés vers une comédie française, genre que je
ne goûte guère (prout) et encore moins au cinéma.
C'est
l'histoire d'un mec hypocondriaque donc, qui envahit depuis 18 ans le
cabinet puis la vie privée de son médecin. Pas méchant bougre bien que
loufoque avéré et célibataire endurci – les microbes s'échangent si bien par la bouche - notre Romain Flaubert décidera de brusquer sa névrose en accompagnant son ami de médecin à Calais. L'idée :
accueillir et donner les premiers soins sous la bannière de MSF à
des réfugiés du Tchékistan, un pays tiraillé par une guerre
civile et dont la famille dudit doc est originaire. Présents sur les
lieux, un important dispositif policier mais aussi et surtout, la
sœur de doc Svenka, toute acquise à la cause des réfugiés et à
leur combat politico-armé, mené par le mystérieux Miroslav Anton .
Dire qu'elle
fantasme sur lui est un euphémisme.
Et quand le
spectateur découvre que dans le cargo voyage, à l'insu de tous, le
libérateur/terroriste/résistant/héros guerrier, qu'il ressemble
étrangement à Romain Flaubert et que ce Miroslav profite illico de
cette formidable opportunité pour piquer les papiers de
l'hypocondriaque et s'installer chez lui, on devine quels quiproquos
vont débouler dans la vie des protagonistes.
Niais mais
opportuniste, Romain adopte bien vite l'identité de Miroslav :
elle lui autorise toutes les audaces auprès de la sœur militante et
lui permet dans un même mouvement de squatter la maison très
bourgeoise et le cœur de son hôtesse, les deux en clandestin
puisque la jeune femme est – mal – mariée.
Tout cela est
parfaitement idiot et assez souvent drôle, du moins quand on aime
bien Dany Boon. Je ne l'ai jamais vu au cinéma ou à la tv ailleurs
que dans quelques sketchs, extraits ou bande annonce – et chaque
fois il m'a bien fait rire. De là à payer 10 €...
De rat et de Fairlight
Cette nuit, une couette sur le dos
et à cheval sur mes propres épaules (pour tout dire je ne savais pas
qu'une telle acrobatie était possible), j'ai découvert une boutique
d'instruments de musique au bout de ma rue. Un client essayait un
antique Fairlight* avec pour sélection de sons un Floppy à l'illustration guerrière.
Une vendeuse est venue me dire avec
le sourire que je ne devais pas m'asseoir sur la table, ce que je
peux comprendre. Du coup je suis sorti du magasin et me suis envolé
– il suffit de se concentrer, ça semble chaque fois un peu
difficile mais la volonté me lévite, avec ou sans couette. D'ailleurs je vous invite fortement à essayer, l'impression est
grisante, irremplaçable.
Peu après je me suis retrouvé à
l'appart avec un gamin de 2 ou 3 ans et j'ai espéré qu'il n'allume
pas une clope parce que c'est plutôt son genre – d'ailleurs
n'était-il pas en train de tripoter de vieux mégots sous mon nez ? Je ne me suis pas senti de taille à lutter si l'envie
lui en prenait à cette heure matinale.
Je ne sais plus à quel moment
dans ce bazar j'ai eu un rat entre les mains, dans la cave où se
trouve sa cage, à St-Malo. J'ai hésité à lui présenter le lapin
qui se tenait derrière la porte, ne sachant trop quelle réaction
attendre d'un omnivore peu réputé pour sa bienveillance à l'égard
d'autres espèces. J'ai joué avec le rat, le faisant tomber d'un
peu trop haut sans doute ; alors il se déployait comme une
peluche ou une chaussette sans avoir l'air de m'en vouloir pour ma maladresse, ou, pire ma cruauté gratuite et infantile.
Puis le stress est
monté, l'animal l'a absorbé et lui et moi on s'est énervés, il
m'a mordu. J'avais le doigt en sang, il a fallu quitter la cave.
Les rêves, quelle connerie. J'ai
bien peur que ce documentaire sur les requins, ce film de Dany Boon et ces lectures sur la création du 1er sampler moderne ne m'aient marqué plus que je ne
l'aurais souhaité.
* Pour ceux qui ne connaissent pas, Art of Noise jouait quasi exclusivement de cet instrument sur leur 1er album. Balavoine en avait acheté un ; "Tous les cris les SoS" est composé et joué sur cette machine. Ou la BO de Rain Man, par Hans Zimmer. A l'époque, sa 4e incarnation - et la dernière - coûtait 50 000 livres sterling. Cinquante mille, vous avez bien lu. Pourtant, c'était tout juste de quoi recouvrir les frais de fabrication. La boîte n'a pas tardé à couler avant de réapparaître dans le monde de la vidéo, puis de nouveau du son. On trouve même une appli pour i-bidules. Et, comme c'est étonnant, elle n'est pas donnée... Dans tous les cas, cette compagnie australienne a été précurseur dans son domaine et son influence se fait sentir jusqu'à aujourd'hui dans la manière de composer par "pattern" dans un ordinateur. Ci-dessous, la fameuse Page R. Nous sommes au milieu des années 80. Pour en savoir plus et écouter les sons les plus emblématiques, c'est ici.
d.r. Greg Holmes
mercredi 26 février 2014
lundi 24 février 2014
Le Vent se lève - Hahayo Myazaki
Annoncé par
son auteur comme son dernier film, et dans lequel on serait tenté de lire comme un testament visuel et narratif, Le Vent se lève évoque
de manière très romancée la vie et l'oeuvre de Jiro Horikohi,
ingénieur en aéronautique dans le Japon des années 20 et 30.
Doux rêveur myope et volontaire,
Jiro fait de son amour pour les avions le moteur de toute une
existence. La rencontre d'une jeune femme, Nahoko, lors du
tremblement de terre de 1923, ne bouleversera vraiment son existence
que bien plus tard, lorsqu'ils se croiseront de nouveau... pour ne
plus se quitter. Du moins jusqu'à
ce que la tuberculose ne vienne mettre son grain de sang dans une
relation qu'aucun nuage n'aurait dû assombrir.
Cette
romance est en fait inspirée d'un livre de Tatsui Hori
intitulé Le Vent se lève – un titre tiré d'un vers de Paul
Valery, vous suivez toujours ? - et qui met en scène une
héroïne tuberculeuse.
Le scénario que Myazaki tire de
ces deux trames est un plaidoyer pacifiste, le portrait inhabituel
d'un Japon pauvre et aux abois, incapable semble-t-il de tenir tête à
l'Occident – l'ami et collègue de Jiro ne cesse de pester contre
ce retard économique et technologique – un mélodrame, une
évocation des progrès en aéronautique, le récit
d'une amitié, une rêverie empreinte tour à tour d'espoir de de
mélancolie, d'humanité et de bêtise – le chef de service du
jeune ingénieur incarnant cette oscillation avec brio – une success
story, une prophétie annonçant l'enfer à venir, c'est à dire l'entrée en guerre du Japon contre les Etats-Unis.
Myazaki a de toute évidence écrit
un film pour adultes, même si le scénario en lui-même n'a rien
pour choquer ou perdre les plus jeunes spectateurs. Sinon par sa
durée et son rythme lent, pour ne pas dire lénifiant.
Le réalisateur du Voyage de
Shihiro multiplie les scènes de rêve, au cours desquelles
l'ingénieur rencontre un mentor imaginaire en la personne de
Caproni, génial inventeur italien, fantasque et familier, joyeux et
jacasseur. Il poussera toujours le jeune homme vers sa passion, lui
donnera aussi l'occasion de s'interroger sur les conséquences de ses
travaux, autrement dit leur détournement par l'armée, la chose
guerrière, la destruction. Une interrogation sinon factice du moins
un peu légèrement évacuée.
A mon sens un moyen de laver sa
mauvaise conscience à bon compte car en ces années-là, l'empire ne
laisse aucune ambiguïté quant à ses humeurs va-t-en-guerre :
Jiro sait très vite où il met les pieds quand il intègre les
usines d'aviation. Mais sa passion passe avant tout, et pendant un
temps elle mettra même sa fiancée de côté.
L'histoire que met en place
Myazaki ne manque pas d'ambition, tant d'un point de vue historique
que social, humain et affectif. Pourtant, je me suis ennuyé à
mourir pendant presque tout le film.
La 1ère scène de rêve,
magnifique et puissante, me donnait à penser que le réalisateur
établirait plus franchement l'imaginaire. Mais non, ce n'était bien
qu'un cauchemar, d'une très forte invention visuelle mais tout aussi
unique. A bien des moments j'ai regretté que le scénario n'ait pas
été tourné avec des acteurs évoluant parmi des décors réels ;
le sujet et son traitement s'y prêtaient parfaitement, alors que
l'anime, avec ses défauts d'animations, ses raccourcis
visuels, ne fait qu'en ternir l'éclat, en diminuer l'impact dès
lors qu'il tend au réalisme. Le film aurait alors pris une toute
autre dimension. J'en aurais conservé une profonde impression de
mélancolie, un sentiment de colère aussi, nourrie par l'injustice
constante que subit une génération qui s'apprête à basculer dans
la guerre, alors qu'il ne m'en reste rien que quelques plans,
quelques audaces, quelques instants de grâce.
Le cinéma d'aujourd'hui a tout à
fait les moyens de raconter cette histoire. On pourra ne pas être
d'accord et si tel est le cas, n'hésitez pas à le dire dans les
commentaires.
J'ai un peu regretté aussi, mais
c'est un détail, les bruitage de machine. Sans doute pour leur
conférer le caractère organique, charnel que Jiro attribue à ses
créations les moteurs sont représentés par des bruits de voix
humaines à peine retravaillées. La musique ne me plaît pas non
plus et le caractère un peu désuet de ses orchestrations m'a plus
exclu des moments de drame ou de tendre intimité qu'elle ne m'y a
convié.
Chose rare, voilà un film que
j'aurais sans aucun doute plus apprécié chez moi, sur un plus petit
écran. Comme j'aurais vu la plupart des Myazaki d'ailleurs.
jeudi 13 février 2014
Confessions d'un homme dangereux – George Clooney
Avant de tomber entre les mains
de Georges Clooney, ces Confessions auront fait le tour de Hollywood.
Fincher, Hanson, Mendes, Aronofski, De Palma, Singer... se sont
succédés sur le projet, sans parler des innombrables options de 1er
rôle.
Un feuilleton qui a couru de la
fin des années 80 jusqu'en 2001.
Le livre dont il a été adapté
est sorti en 1984 et Columbia l'a très rapidement acheté. Il faut
dire que le sujet avait de quoi passionner : l'autobiographie de
Chuck Barris, créateur de jeux télévisés aussi populaires que The
Dating Game (Tournez manèges), Newlywed (les Mariés de l'A2), du
Gong Show et de tout un tas d'autres tous plus vulgaires les uns que
les autres mais souvent novateurs et dont il fut parfois aussi
l'animateur (Gong Show). Une légende de la télé US, en somme.
A cette différence qu'on ne
pouvait en faire un biopic au parcours balisé : jeunesse
misérable, personnage volontaire, talentueux et méritant, succès
au bout de la route, désillusions au sommet, abus de substances
illicites, chute et, in fine, rédemption dans l'aura
immaculée de l'American Dream.
Impossible.
Car Chuck Barris a dans son
livre raconté être un agent de la CIA. Un authentique tueur à
gages, option « indépendant », avec 33 contrats au
compteur et autant de victimes abattues au Mexique ou dans l'Europe
de la Guerre froide – il aurait accompagné en voyage les
vainqueurs de ses propres émissions pour couvrir déplacements et
forfaits. A-t-il raconté la vérité ou s'agit-il d'un tissu de
mensonges, le produit d'un mythomane qui ne dédaignera jamais la
possibilité de se mettre en valeur en racontant des histoires
singulières ? Un jeu de plus, en quelque sorte, avec cette fois
la crédulité de ses lecteurs.*
Pas de quoi inquiéter
Hollywood, bien au contraire.
Pour sa première réalisation,
Clooney commet ce qui est pour moi le film parfait. Le scénario de
Charlie Kaufman (Being John Malkovitch, Eternal Sunshine on
the spotless mind) réussit à mêler drame et comédie avec un
équilibre qui évolue au fil du récit, d'un balancement à l'autre,
jusqu'au malaise qui s'installe durablement dans le dernier tiers.
Ses protagonistes illustrent tout aussi bien cette alternance de ton,
dans leurs dialogues et leur jeu, probablement grâce à la direction
d'acteurs menée par l'un d'entre eux, George himself. Kaufman
pestera contre Clooney : pour la 1ère fois de sa toute jeune
carrière un réalisateur ne l'a pas convié au tournage, voire même
l'a écarté du projet une fois le boulot d'écriture achevé.
Intéressant de noter que Barris lui-même a été très proche du
projet, adoubant scénariste et réal, s'affirmant satisfait du
résultat.
Le casting est aux
petits-oignons, avec dans le rôle titre Sam Rockwell, bluffant de
bout en bout dans l'alternance de ses humeurs, toujours sur le fil
entre la folie et la maîtrise, le guignol et la tragédie ; sa
prestation rend compte à chaque scène de ce que la lecture d'un tel
témoignage peut inspirer de doute, de rire, d'inquiétude aussi,
voire d'effroi. Le génie populaire et la ringardise, la séduction
distanciée et la roublardise : Rockwell raconte tout cela avec
une apparente facilité, incarnation formidable d'un scénario qui ne
l'est pas moins. Clooney a réussi à imposer cet acteur qui n'avait
alors pas encore crevé l'écran dans un 1er rôle ; une
composition qui vaudra à Rockwell un Ours d'argent au festival de
Berlin.
Drew Barrymore ne dépareille
pas dans le rôle de la bonne copine évoluant en maîtresse
amoureuse puis frustrée et blessée. Cette Penny solaire, loin
d'imaginer ce qui se trame dans la vie de Chuck, prend soin de ne pas
mettre son fou d'amant au pied du mur et des chantages affectifs,
malgré une relation à la douloureuse incomplétude ; une
subtilité dont Barrymore se tire très bien.
Julia Roberts alterne avec
autant de réussite la fougue sensuelle et la morgue de
l'agent-secrète blasée. Rutger Hauer parvient en deux courtes
scènes à être aussi ridicule que touchant.
Malgré des effets de
photographie parfois trop outrés – Clooney a rencontré le chef op
Newton Thomas Sigel sur l'excellent Three Kings, lequel film
jouait déjà sur la palette de couleurs choisie en fonction de la
scène – et quelques gimmicks un peu datés – les interventions
de personnages réels en apartés – la réalisation ne manque pas
d'idées visuelles où pointe l'influence maniérée d'un Sorderberg.
Clooney avait tourné sous sa direction, bien sûr, et ils
étaient alors déjà associés dans Section Eight Productions, co-productrice par ailleurs du film.
De quoi rappeler si besoin était
que le cinéma n'est pas le petit écran, quoiqu'en disent les
apologues de l'âge d'or télévisuel en cours.*
Scénario, mise en scène,
interprétation... les constantes ruptures de ton de ces Confessions,
entre film d'espionnage et comédie, biopic et fantasie ne
compromettent jamais la cohérence de l'ensemble grâce à la
maîtrise de ces trois domaines.
Sans doute mon préféré des
trois films de Clooney, du moins en attendant son Monument's men.
*De fait, personne n'a jamais pu
vérifier, infirmer ou confirmer son récit délirant. Et même
Clooney s'est refusé à lui poser la question, de peur que
d'apprendre la vérité ne gâche son envie du projet.
**un épisode TV est tourné en
une semaine, Confessions en plusieurs mois. Mais faut-il comparer un
long-métrage à un unique épisode ou plutôt une saison ? Je
sens que je vais ouvrir là un méchant débat.
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mercredi 12 février 2014
Un Bonheur de rencontre - Ian McEwan, trad. Jean-Pierre Carasso
photo : Super Gourou
Adapté au cinéma 10 ans après
sa publication par Paul Schrader, Un Bonheur de rencontre – The Comfort of strangers en VO
– est un court roman, une novella qui laisse un goût amer une fois
tournée la dernière page. L'amertume d'une intrigue noire.
Venise, sous le soleil. Un couple
d'anglo-saxons bobo – deux comédiens, elle est mère de famille
séparée, ils ne sont pas mariés, s'ennuient entre deux promenades
frustrantes. Sept ans après leur rencontre, tout semble les conduire
à des crispations réciproques, une litanie de petits agacements et
de reproches subséquents. Leur vie sexuelle en a pris un coup, bien
sûr. Si seulement ils n'avaient pas ce billet d'avion qui les
contraint à vivre l'humiliation d'un séjour raté, ils seraient
déjà rentrés.
Puis voilà qu'au hasard des
ruelles, alors qu'ils se sont perdus pour la énième fois, un
Italien les accoste et les entraîne vers le bar dont il est le
patron. Une cave fréquentée par les seuls autochtones. L'homme est
une figure du quartier apparemment. Et il ne manque pas d'autorité
ni de charisme. Inquiétant ? Oui, sans doute un peu.
Le lendemain, Colin et Mary errent
assoiffés dans la ville, après leur nuit d'ivresse en compagnie de
Robert, l'Italien. Robert les retrouve par hasard et les invite chez
lui, dans son palais vénitien. Ils font alors la rencontre de
Caroline, l'épouse. Une femme blessée, souffrant continuement du
dos, au verbe rare et lent. Enfants de diplomates, ils se fréquentent depuis
leur enfance. Bardé d'une éducation très
stricte, Robert s'avère un être odieux, prince d'une maison au
riche décor et d'où sa femme ne sort jamais.

Toutefois ils évitent d'évoquer Robert et
Caroline, sans doute pour ne pas gâcher cette intimité retrouvée,
ne pas la couvrir de l'ombre de ce couple atypique. Pourtant, ils
comprennent que quelque chose ne tournent pas rond chez leurs hôtes
d'un soir. Ils concluent rapidement que Robert bat Caroline. L'homme n'a-t-il
pas frappé Colin, à l'insu des femmes et comme par jeu ?
Peut-être motivés par une
curiosité malsaine autant que le souhait de sauver Caroline, les
deux Anglais retournent chez les Italiens, au retour d'une après-midi
sur la plage. Caroline se met alors en tête de raconter à Mary la
nature de sa relation avec Robert, tandis que les hommes font un tour
dans le bar souterrain de l'Italien, avant de rejoindre les femmes pour un ultime dîner. Mais leur soirée est loin
d'être achevée.
Je l'avais compris avec Sur la
plage de Chesil et Amsterdam, Ian McEwan ne laisse pas beaucoup de
chance à l'amour conjugal de s'épanouir dans la joie. L'amitié n'est
pas plus une sinécure et un fatalisme noir, entretenu par la cruauté
plus ou moins volontaire et consciente de ses protagonistes, clôt
ses récits, comme une porte sur un cachot aveugle.
La conclusion de l'intrigue est
sans doute tirée par les cheveux, comme l'était à mon sens celle
d'Amsterdam. Elles contredisent l'effort de réalisme, le détail
dont McEwan cisèle ses portraits. La forme plus ou ténue d'humour que
l'on retrouve dans ces trois romans le rapproche des clichés de
Martin Parr.
Un regard distancié et plein de
talent, bien transcrit par la traduction de J.O. Carasso où la description patiente du décor – dépourvu ici du
moindre nom propre de lieu – installe un malaise croissant,
jusqu'au dénouement cruel.
mardi 11 février 2014
Nicom : 1er album dans les bacs
Cette fois ça y est !
L'album En plein vol de Nicom est disponible dans les bacs, même les numériques genre iTunes et tout le toutim.
La chanson de Ne cherche pas à savoir figure dans la tracklist mais il y a plein d'autres raisons de vous procurer cet opus pop-rock, mâtiné de soul et de folk, produit par Thomas Pradeau, mis en sons par Steve Forward.
Il s'est passé beaucoup de temps depuis que j'ai fait connaissance avec Nicolas. Un peu plus de trois années. Le temps de composer un album, de l'enregistrer - ça, c'était il y a un an déjà - puis de préparer sa sortie. Si vous voulez surfer chez une major vous avez intérêt à être patient. Même s'il trépignait, Nico l'a été, lui qui avait tenté l'aventure My Major sur un coup de tête, avec juste l'idée de glaner l'avis d'inconnus sur quelques compos.
Mais son talent, sa gaîté, sa générosité ont suffisamment convaincu les producteurs de MMC pour qu'ils misent sur l'artiste. Quasiment à l'insu de son plein gré, quoi.
Plus qu'à conquérir le reste du globe, maintenant, ce qui ne devrait pas tarder.
En attendant, les stations ont commencé à l'inviter ici et là, le 1er single "Le jour se lève", tourne en radio. C'est un autre titre que j'ai choisi de vous présenter aujourd'hui.
J'étais là le jour du tournage - j'ai fait le guignol au piano sur notre titre - et les amplis tournaient au bonheur, bloqués sur 11.
L'album En plein vol de Nicom est disponible dans les bacs, même les numériques genre iTunes et tout le toutim.
La chanson de Ne cherche pas à savoir figure dans la tracklist mais il y a plein d'autres raisons de vous procurer cet opus pop-rock, mâtiné de soul et de folk, produit par Thomas Pradeau, mis en sons par Steve Forward.
Il s'est passé beaucoup de temps depuis que j'ai fait connaissance avec Nicolas. Un peu plus de trois années. Le temps de composer un album, de l'enregistrer - ça, c'était il y a un an déjà - puis de préparer sa sortie. Si vous voulez surfer chez une major vous avez intérêt à être patient. Même s'il trépignait, Nico l'a été, lui qui avait tenté l'aventure My Major sur un coup de tête, avec juste l'idée de glaner l'avis d'inconnus sur quelques compos.
Mais son talent, sa gaîté, sa générosité ont suffisamment convaincu les producteurs de MMC pour qu'ils misent sur l'artiste. Quasiment à l'insu de son plein gré, quoi.
Plus qu'à conquérir le reste du globe, maintenant, ce qui ne devrait pas tarder.
En attendant, les stations ont commencé à l'inviter ici et là, le 1er single "Le jour se lève", tourne en radio. C'est un autre titre que j'ai choisi de vous présenter aujourd'hui.
J'étais là le jour du tournage - j'ai fait le guignol au piano sur notre titre - et les amplis tournaient au bonheur, bloqués sur 11.
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Nicom,
Thomas Pradeau
lundi 10 février 2014
La Séparation - Christopher Priest, traduction Michelle Charrier
Préambule en forme d'excuses
Il est parfois des romans si forts que l'on repousse l'envie d'en rédiger une petite chronique, jusqu'à ce que l'empreinte s'en efface un peu.
Mais pourquoi donc ? Déjà parce que je suis paresseux. Ensuite parce que je crains de ne pas être à la hauteur. Cet été, la lecture de Il faut qu'on parle de Kevin, de Lionel Shriver, fut de ces romans-là. Étouffant, brillant, crépusculaire – je sais, il y a comme une contradiction, mon camarade Fabrice Colin parlerait de diamant noir, par exemple – et, au final, bouleversant. En causer sans livrer de longs extraits m'avait semblé assez vain. Je manquais de mots, quoi.
Dans un même mouvement d'abandon placé sous le signe de l'humilité, ah ah, et de la fainéantise, si, si, j'avais mis de côté ce blog. L'avantage avec moi, c'est que mes résolutions ne valent pas grand chose et tiennent aussi longtemps qu'une promesse gouvernementale.
Si bien que je m'y suis remis.
Puis cette semaine ce fut le tour de La Séparation. 450 pages de littérature entre roman historique, slipstream (pensez Murakami, réalisme magique... ) et uchronie SF. Pas un pensum mais un chef d’œuvre. J'allais laisser tomber.
Et puis non.
C'est parti, et j'espère que vous avez un peu de temps devant vous parce que je fais long cette fois. Ah, et attention, c'est plein de spoilers.
La Séparation
S'il a débuté son œuvre en pleine New Wave, cette science-fiction britannique des 60's dont l'un des plus illustres représentants serait J.G Ballard, Priest a fait preuve d'une belle longévité, continuant à faire voler en éclats les limites d'un genre protéiforme que les esprits chagrins limitent à Star Wars et les bobos à Bradburry.
J'avais déjà parlé ici du Prestige, impressionnant opus tout en trompe-l’œil, en faux-semblants, roman passionnant et dont l'adaptation de Nolan au cinéma s'était judicieusement écarté. La Séparation le suit de sept années. Entre temps, Priest a signé la novelisation d'ExistenZ, le film de Cronenberg, réalisateur de Faux-Semblants. Vous vous souvenez peut-être de ce film dérangeant narrant le parcours de frères jumeaux et gynécologues, de leur perception flottante de la réalité et de leur amour commun d'une même femme. Aujourd'hui je suis bavard mais cette précision n'est pas innocente, vous allez voir.
Dans La Séparation, Priest reprend reprend non seulement les thèmes du Prestige mais aussi les dispositifs* :
Un témoin du présent auquel l'on remet des témoignages anciens et familiaux, censés éclairer un mystère. Une immersion dans ce passé sous la forme d'un récit d'époque documenté et vibrant. Des jumeaux masculins, amoureux de la même femme, les quiproquos et tensions qu'une telle situation induisent. Les contradictions irréconciliables entre les différentes versions d'une même histoire. Une ambiance assombrie sous le lavis de la folie. La juxtaposition de témoignages, chacun mené par d'inévitables narrateurs indignes de confiance (unreliable narrator dit joliment l'université anglo-saxonne).
Tout cela pour conduire à un questionnement sur l'identité et les limites de la réalité, de la conscience que chacun en éprouve. Les divergences de point de vue, au sens littéral du terme plutôt que d'opinion, constituent-elles des réalités distinctes ? A ces questions, Priest ne répond jamais vraiment, mais il livre des pistes qui dessinent la cartographie d'un malaise existentielle profond, une sorte de vertige que sa maîtrise stylistique et narrative soutiennent avec un talent accompli.
Priest a cette fois choisi pour cadre à son intrigue la 2nde guerre mondiale et plus particulièrement le Blitz, les années 40-41. Le récit s'ouvre en 1999, dans un monde proche du nôtre, mais où jadis Royaume-Uni et Allemagne nazi auraient signé une paix séparée sous l'impulsion de Rudolf Hess, le fameux dignitaire SS, bras droit de Hitler et futur pensionnaire au long-cours de Spandau – du moins dans notre réalité ; un monde où Les Etats-Unis auraient conduit une guerre désastreuse en Asie et seraient enfermés dans un protectionnisme extrême et une crise économique à rallonge. Un univers où Goebbels aurait survécu au bunker et travaillé comme journaliste TV avant de s'éteindre en 1972.
Peu importe : Priest ne s'appesantira jamais sur cette uchronie, laquelle ne doit servir sans doute qu'à illustrer son questionnement sur ce qui compose la réalité et l'expérience que l'on en a, une démarche à ce titre proche de l’œuvre de Dick, par exemple.
1999, donc. Un historien, spécialiste de la 2nde Guerre et plus particulièrement des « petites gens » qui l'auraient conduite et subie reçoit des mains d'une femme le témoignage écrit d'un pilote de la RAF. Une aubaine : l'historien s'intéresse à ce J.L. Sawyer car au cours de ses recherches, il a découvert qu'un tel nom recouvrait à la fois l'identité d'un pilote de bombardiers et un ambulancier pacifiste de la Croix Rouge. Churchill en personne l'évoque brièvement dans ses écrits.
Très vite Priest nous propulse à travers les cahiers de Sawyer dans l'Angleterre et l'Allemagne de 1936 d'abord – les JO de Berlin où les frères Sawyer, portant donc l'un et l'autre les mêmes initiales, remportent la médaille de bronze d'aviron avant de passer quelques minutes très éprouvantes en compagnie de Hess – puis dans les bombardiers de la RAF que pilote Jack, cinq ans plus tard.
La séparation est avant tout celle de ces jumeaux dont l'un, pacifiste militant, se fera objecteur de conscience tandis que l'autre rejoindra les rangs de l'armée de l'air pour lâcher un orage de feu sur les cités allemandes. Le récit de Jack l'aviateur est si vivant qu'il passionne. Un récit de guerre mais aussi de fraternité perdue et d'amour déçu : Jack est amoureux d'une jeune juive que son frère et lui ont extrait clandestinement de l'Allemagne nazi lors de leur retour des jeux ; naturalisée britannique, elle épousera l'autre Sawyer.
Après un terrible crash en mer, dont il serait l'un des deux seuls survivants, Jack est promu auprès de Churchill pour l'accompagner lors de ses visites auprès des victimes du Blitz. L'occasion pour lui et pour nous de découvrir un détail singulier de ces sorties. Et un moyen supplémentaire pour Priest de nous interroger sur les limites de l'identité, de la perception que nous en avons – en bref, ce Churchill-là qui descend parmi les ruines soutenir le moral de la population éprouvée est-il le bon ?
La 3e partie restitue le bref témoignage d'un compagnon de vol de Jack, une lettre adressée à l'historien. Ce Levy contredit brutalement la version de son pilote en affirmant qu'un seul et unique membre d'équipage a survécu au crash du bombardier : lui-même. Jack ? Il a disparu corps et bien dans la mer démontée. Levy nous livre au passage une version moins héroïque de Jack, plus ambiguë : son comportement – éloignement sans explication lors des permissions, égarement lors des missions, présence d'une silhouette qui lui ressemble aux alentours de l'aérodrome – ne mettait-il pas en danger tout l'équipage ?

La 4e partie est plus complexe et multiplie les points de vue en y insérant, entre autres textes, de brefs extraits du journal de Goebbels, des écrits de Churchill, des archives. Mais il s'agit avant tout de suivre le témoignage de Joe Sawyer, le jumeau ambulancier. Tiraillé entre sa conviction que la guerre c'est le Mal – selon lui Churchill n'est qu'un belliciste qui repoussera la moindre occasion de paix, fût-elle sincère – et son désir ardent d'aider son pays à surmonter les épreuves, Joe devient ambulancier. Le métier l'éloigne inexorablement de Birgit, la jeune femme sauvée de la violence antisémite, son épouse.
Joe sacrifie ainsi peu à peu son mariage dont il assiste au délitement sans n'y rien pouvoir faire. Une autre séparation, en somme. Grâce à la fermeté de ses convictions, à l'intelligence avec laquelle il les argumente il sera intégré à l'équipe ultra-secrète chargée d'élaborer un plan de paix séparée entre Churchill et Hitler, sous l'égide de la Croix-Rouge et de Rudolf Hess.

Très vite, Joe ne sait plus qu'elle est la « véritable réalité ». Cherchant à conduire sa vie avec la moralité qu'il se sent en devoir d'exercer au risque d'une certaine rigidité, il craint ces instants de glissement vers un ailleurs tout aussi convaincant que celui qu'il quitte. Œuvre-t-il réellement pour la paix ? Son enfant est-il le sien ou celui de son frère ? Ces voisin qui s'incrustent chez lui en son absence veulent-ils le bien de son épouse ou tout simplement l'évincer, lui, et prendre sa place dans la maisonnée ? Rencontre-t-il réellement son frère aux abords de l'aérodrome où Jack est stationné ? Rudolf Hess est-il bien le dignitaire qu'il rencontre lors de sommets secrets ou un simple sosie ?
Bien entendu, le lecteur perd pied avec Joe.
Et cette autre énigme, plus grande encore : tout comme Jack est censé avoir disparu en mer, Joe n'aurait pas survécu à une bombe tombée sur son ambulance. Quelques pages auparavant, dans son propre récit, Jack pleurait d'ailleurs la mort de Joe.
Alors de qui émanent ces témoignages rédigés à la 1ère personne ? Sont-ils fiables ?
Priest ne répondra jamais à ces questions, laissant le lecteur démuni, englué dans un malaise toujours plus épais.
Malgré la réussite littéraire qui consiste à instaurer une sorte d'inquiétude persistante, onirique (propre au slipstream semble-t-il) autant dire que la résolution de l'intrigue est une déception – un petit côté « et si tout cela n'était qu'un rêve ? ». J'entends bien que l'ensemble pousse à questionner notre perception de la réalité, de la fiabilité de tout témoignage mais Le Prestige y parvenait sans la « facilité » de l'irrésolution.
En ce qui me concerne, science et philosophie interrogent un même champ avec plus d'efficacité et si une indécision morale ne me gêne pas, bien au contraire (pour prendre deux exemples, le méchant n'est pas puni ou le gentil parvient à ses fins via des procédés indignes, etc.) une intrigue irrésolue me chagrine un tantinet, même si d'aucun considéreront justement cette indétermination comme un marqueur moral.
L'historien du roman, dont le nom marque à son insu un lien profond avec les récits du passé, ne réapparaît pas à la fin alors que l'on pouvait s'attendre à ce qu'il encadre et commente les journaux intimes en sa possession. Je me suis demandé dès lors à quoi servait cette uchronie esquissée dans laquelle il prenait vie. Quelques recherches ici et là sur le web ne m'ont pas aidé – peut-être aurez-vous une idée sur la question, je m'en remets à vous.
Malgré ces importantes réserves, le roman est sur des bien des plans une totale réussite, de celle qui hante longuement après sa lecture. Cette épuisante chronique en est une preuve.
Découvert alors qu'il n'était qu'un ado, le voyage – la fuite ? - de Hess en Angleterre a durablement marqué Priest et il a bien plus tard trouvé une intrigue à la hauteur de cet intérêt. Il rend compte de l'époque et de l'atmosphère qui la domine avec un réalisme plein d'adresse, sans la moindre pesanteur. Par exemple, les scènes illustrant les conséquences psychologiques du Blitz ne compromettent jamais la fluidité du récit.
Son site web recense en les commentant les principales ressources sur lesquelles il s'est appuyé pour construire sa reconstitution, et elles sont légion.
L'uchronie qu'il compose à partir de là y est légère et plausible, du moins dans les limites de l'exercice ; on aimerait croire à ce règlement précoce du conflit entre l'Europe de l'Ouest et l'Allemagne nazi.
Épure élégante qui ne s'interpose jamais entre le lecteur et les personnages, le style de Priest rend à merveille et le tragique de l'époque et l'anxiété de ses acteurs**. Des protagonistes bien vivants, jamais caricaturaux, riches de leurs contradictions, de leurs doutes - à l'exception de l'historien dont le rôle exact m'échappe pour le moment. Bien qu'entraperçus, Hess et Churchill sont passionnants, à la hauteur de leur réputation bien sûr, mais aussi doués de ce supplément d'âme que savent instiller les meilleurs écrivains.
Comme on pouvait s'y attendre (?), le livre n'a guère marché outre-Manche. Mécontent du sort qui lui a été réservé, Priest, un homme charmant que j'ai eu l'occasion de croiser il y a quelques années, en a racheté les droits et a depuis rejoint un éditeur mieux à même de défendre ses intérêts, Gollancz***, lesquels sont au croisement des littératures générale et de genre.
Une zone grise où explosent certains titres et se meurent tant d'autres. Bravo à Lunes d'Encre d'oser proposer de tels romans.
*Je crois comprendre que ces thèmes sont récurrents dans une bonne partie du travail de Priest. Si jamais vous en avez lu d'autres, éclairez-moi !
**La traduction est de Michelle Charrier. Je suis allé lire quelques chroniques en anglais et les commentateurs évoquent ces mêmes qualités d'écriture dans l’œuvre originale.
*** Éditeur anglais de Pierre Pevel et Antoine Rouaud.
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